Sahara

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Voici le texte de mon carnet de... route à travers le Sahara jusqu'au Mali, Niger, Bénin, Togo...


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 Traversée du Sahara.

 

Christian Joantauzy dit “ Pancho ”

&

Alain Menjot.

 

Juillet – août 1977.


Samedi 9 juillet 1977.

Serres-Morlaàs – Hendaye. (199km).

Départ de Serres-Morlaàs à sept heures et demie sous un ciel gris, peu engageant, qui nous aurait plutôt incités à rester au chaud. Quel temps pourri ! À Lescar, première bévue du voyage, je coince ma crinière dans la vitre de la portière. Jurons, et décision de couper les cheveux fous dès ce soir à Hendaye. Pancho qui se moquait de moi, ne tarde pas à pincer la manche de son tricot dans l’autre portière. Vraiment, les 4L sont mal foutues de la fenêtre ! Nous n’en sommes qu’au début, et la faim se fait sentir : on se gave de chaussons aux pommes à Puyoô. À Bayonne, nous avons rendez-vous avec des gars qui ont sillonné les sentiers que nous allons piétiner, et quelle n’est pas ma surprise de trouver, garée devant leur immeuble, une 4L que je connais bien pour l’avoir repérée dans la rue à… Téhéran. Elle est facile à reconnaître : les gars ont peint leur itinéraire jusqu’à Bangkok sur les portières. Le monde est petit ! Les gens qui nous donnent des « tuyaux » sur la traversée du Sahara sont assez sceptiques quant à nos chances de réussite en plein été avec une Renault 4. Ils ne connaissent pas les capacités du mécanicien Pancho ! Nous, nous y croyons, et nous ne renoncerons que devant l’évidence. Nous devons passer, puisque j’ai réussi avec une 4L moins préparée que celle-ci sur les pistes surchauffées d’Iran ou du Pakistan !

À Hendaye, nous allons chez le médecin qui nous donne une quantité convenable de médicaments à emporter pour prévenir toutes les maladies : la malaria, la rougeole, la flemme, la « cagaire », le rhume des sables… Nous passons chez le coiffeur pour nous faire « ratiboiser le mont des lamentations ». Nous sommes tellement tondus que nous avons peur de rencontrer des gens connus : le bruit pourrait courir que nous sortons de prison ! Nous allons nous enrhumer, ce qui nous permettra d’utiliser les médicaments !

 

Dimanche 10 juillet 1977.

Hendaye – Linares. (792km).

Le temps s’est mis au beau, à huit heures, ce matin, pour ne pas nous laisser quitter la France avec une mauvaise impression. Il y a bien un peu de brouillard sur l’autoroute, et nous avons des difficultés pour monter le col avant Vitoria. Le danger vient de derrière, car nous nous traînons avec une consommation de douze litres aux cent kilomètres, mais le moral reste bon : le mécanicien est vigilant ! Notre système de filtre à air à bain d’huile avec aspiration à l’intérieur de la voiture ne semble pas plaire au moteur ! Pancho essaye diverses combines plus ingénieuses les unes que les autres qui ramènent la consommation à 8,8 litres, puis à 8,1 litres… Mais nous restons loin des 6,8 litres préconisés par le constructeur ! Ce problème de consommation nous préoccupe toute la journée, ce qui nous empêche de nous ennuyer.

À Madrid, nous tournons en rond pendant un grand moment avant de trouver la route du sud via Ocaña. Si on commence par se perdre sur le périphérique de Madrid, ça ne laisse rien présager de bon, en ce qui concerne notre traversée du Sahara ! Cependant, comme nous sommes rusés, nous nous apercevons que nous passons deux fois au même endroit, donc nous nous en sortons… Le reste de la route est monotone, monotone… Quand nous nous arrêtons pour passer la nuit au bord de la route, nous sommes si fatigués que nous n’avons aucun mal à dormir !

 

Lundi 11 juillet 1977.

Linares – Algésiras (487km).

Dès le matin, réglage de l’avance, nettoyage du carburateur, bricolages divers… ça, c’est le travail de Pancho qui ne pense qu’à trafiquer le moteur à grand renfort de tournevis. Il serre des colliers, il en desserre, il en enlève, il en remet un ici, un autre là… je ne sais pas ce qu’il invente, mais ça marche ! Il se recrée l’ambiance du boulot, ce qui lui donne l’impression que le garage Minvielle s’est déplacé en Andalousie ! C’est beau le dépaysement. Quand on redémarre, toujours la même préoccupation : la consommation que Pancho n’arrive pas à maîtriser. Et ça ne s’arrange pas. Il fait chaud : trente-deux degrés, nous sommes avachis, et nous nous demandons si nous allons supporter les cinquante degrés qui nous attendent bientôt ! Pancho est rouge comme un poivrot, mais il bredouille dans un langage à peine cohérent qu’il n’a pas chaud, mais qu’il aimerait bien, toutefois, boire une bière fraîche. Nous mangeons une grande « tortilla », nous buvons un bon coup de rouge, et nous somnolons jusqu’à Séville. La chaleur nous rend mous comme des caramels ! Sur la route nous nous traînons à quatre-vingts kilomètres-heure. Nous pensons que c’est la galerie qui doit faire prise au vent, ou le moteur neuf un peu trop serré, ou alors, tout simplement, c’est parce que je n’ai plus la force d’appuyer sur l’accélérateur ! Nous essayons de nous rassurer en disant sans arrêt : « Oh, mais ça doit monter ! » Nous arrivons en vue de la Terre africaine au détroit de Gibraltar. Avant de quitter l’Europe, nous allons manger des sardines dans un troquet où le patron applique le tarif « spécial touristes ». Le soir, nous allons nous doucher gratuitement dans un camping où nous observons de splendides spécimens de dinosaures variqueux, de girafes aux longs cous et d’arachnides velus… Nous n’avons pas fini d’être les plus beaux ! Comme nous avons peur de cette faune, nous partons bivouaquer dans la nature !

Événement du jour : Pancho, se trouvant pieds nus sur une fourmilière a failli être dévoré vivant par mille petites bêtes voraces qui faisaient du slalom entre ses poils de mollets.

 

Mardi 12 juillet 1977.

Algésiras – Ceuta (41 km).

Nous avons dormi à côté du camping dans notre roulotte. Nous n’entendons même pas le réveil acheté la veille sonner à huit heures. Peut-être n’avons-nous pas fait une affaire ? Nous sommes à la recherche d’un filtre à air, car le système de filtre à bain d’huile ne convient pas à notre moteur : ça lui donne soif ! On n’aurait pas pensé que certaines pièces pourtant courantes sont introuvables parfois ! Ce n’est pas simple, il nous faut prospecter dans tous les garages d’Algésiras, et c’est dans une casse qu’on finit par trouver presque notre bonheur. Presque seulement, parce que les supports ne conviennent pas à notre modèle de carburateur, et Pancho, le Roi de la bricole, doit donc inventer une adaptation en faisant appel à toute son ingéniosité et son expérience dans le métier ! C’est les mains pleines de cambouis qu’il ira au restaurant manger une rafraîchissante salade de tomates. L’après-midi, on le passe sous une chaleur accablante, à acheter tout ce qui nous manque : chambres à air, joints pour le carburateur, et bien d’autres petites pièces qui peuvent avoir leur utilité au milieu du désert.

Vers six heures, c’est à peine si la chaleur tombe un peu, quand nous partons en courant pour « attraper » le ferry de justesse. Sur le pont du bateau, un petit air vif venant du large et quelques embruns nous redonnent un peu de la vigueur et de la vivacité qui nous caractérisent d’ordinaire.

À Ceuta, la balade le long de la mer nous mène droit à un marchand de merguez. C’est bon, comme premier contact avec l’Afrique du Nord ! Le soir, autre spécialité : le thé ! Pancho en boit pour la première fois, il ne trouve pas mauvais, mais il « ne ferait pas des folies pour en boire un autre », dit-il poliment.

En revenant à la voiture, nous entendons un vacarme, une pétarade infernale, et nous voyons arriver une 404 Peugeot conduite par deux Français de Nantes avec qui nous sympathisons tout de suite. Ils s’appellent Pierre et Marc. Ils comptent faire le même voyage que nous, mais seulement l’aller puisqu’ils veulent vendre leur voiture au Togo ou en Guinée. Elle a quelques problèmes de pot d’échappement, mais elle a l’air aussi en forme que la nôtre. Il vaut mieux avoir un véhicule en bon état pour s’engager dans ce genre d’aventure, car c’est la vie des passagers qui est en jeu !

Ils bricoleront leur pot demain ; en attendant, nous allons en boire un… pot, tous ensemble, puis nous allons dormir sur un parking en haut de la corniche, en plein vent.

 

Mercredi 13 juillet 77.

Ceuta – Fès. (337 km).

Quand le jour se lève sur notre campement, il ne trouve que des dormeurs assoupis. (Bien entendu, un dormeur est si souvent assoupi que ça lui a valu le nom de dormeur !). Pierre et Marc s’affairent à réparer le pot d’échappement à grands coups de marteaux, et Pierre semble plutôt nerveux. Il jure, hurle, lance les outils dans toutes les directions, et ce n’est peut-être pas tout à fait la bonne méthode… De plus, quand on se lance dans une traversée du désert, le calme, le sang-froid, sont des qualités primordiales. Quand les nomades du désert ont un ennui, ils commencent par s’arrêter, par boire le thé, puis ils agissent… Pierre va devoir changer de comportement ! Quant à nous, nous vaquons à nos occupations placidement : Pancho graisse la direction qui se coince presque, et moi, j’entoure les barres de la galerie de toit de mousse pour ne pas qu’elles cisaillent les bidons. Ensuite, nous mettons de l’ordre dans la voiture, et c’est un vrai chantier, car il faut courir après tout ce qui s’envole avec le vent : c’est un bon exercice matinal.

Nous passons la frontière à l’heure caniculaire où le soleil vertical échauffe les esprits sains. Je me dispute avec une Française brune plutôt prétentieuse qui voudrait éviter de faire la queue, et qui resquille sans vergogne. Elle a cette réflexion sublime : « Il n’y a que les Français pour être comme ça ! » Les formalités douanières sont simples, mais il faut avoir le temps. Bah ! s’il n’y avait pas les Français pour gâcher la fête, on pourrait dire que tout se passe bien, même en plein soleil. C’est en entrant au Maroc qu’on sent que notre voyage commence vraiment ! Nous montons des cols par une chaleur tout juste supportable pour la voiture, puisque l’eau du radiateur atteint les cent degrés, mais heureusement sans bouillir, car le liquide de refroidissement est prévu pour entrer en ébullition aux alentours de cent dix degrés. Nous sommes donc à la limite, mais notre inquiétude est grande, car il fera encore plus chaud au cœur du Sahara, et alors, que ferons-nous ? Nous passons par Ouezzane, et nous ne devrions pas… Nous aurions dû prendre la route de El Hoceima. Plutôt que de reconnaître que nous sommes des imbéciles qui ne savent même pas lire une carte, nous nous consolons en disant que ça nous permettra de visiter Fès. Et nous nous mettons à raconter des histoires de Fès, et nous sommes contents de nous y arrêter ce soir parce que nous allons pouvoir jouir de l’arrêt de Fès !

La route est étroite et agrémentée de « dos de chameau » : nous sautons… Les dos de chameau, c’est comme les dos-d’âne, mais en plus gros ! Le décor est aride, l’air plutôt chaud : nous mouillons le peu de cheveux qui nous restent pour avoir l’air conditionné au niveau du couvercle !

À Fès, nous mangeons un délicieux tajine cuisiné suivant les règles de la tradition, dans le souk de la médina. Rien que ça, ça justifie le détour. Nous achetons des djellabas qui nous vont à merveille ! Nous avons choisi un beau bleu de France, car nous avons entendu dire que le bleu renvoie très bien la chaleur, et que c’est pour ça que les touareg s’habillent avec des vêtements de cette couleur ! Nous voilà donc changés en « hommes bleus ». Nous sortons de la ville pour dormir dans un champ à une centaine de mètres de la route. La douceur de l’air, les étoiles, le calme…

 

Jeudi 14 juillet.

Fès – Tlemcen. (419 km).

Nous sommes réveillés par un défilé de paysans se rendant au marché. Il y en a des maigres avec des vestes trop larges, des gros avec des pantalons trop étroits, des grands avec des petites babouches, des petits chaussés de sandales trop spacieuses… les seuls correctement vêtus sont ceux qui portent la traditionnelle djellaba ! Les femmes dégringolent comme des sacs de chiffons par les sentiers de la colline. Tous sont intrigués par notre présence, mais la plupart nous saluent avec une gentillesse qui réchauffe le cœur !

Nous repartons sans grand enthousiasme. Il fait un petit trente-cinq degrés que nous n’avons aucun mal à supporter, car la chaleur est beaucoup plus sèche qu’en Andalousie. Pourtant, le soleil tape fort, et par moments, l’air devient brûlant. Pancho passe, comme tous les jours, du rouge au violet ; il boit régulièrement sa gorgée d’eau en rouspétant parce qu’elle a pris le goût de l’alcool à 90° qui l’avait précédée dans le bidon. C’est vrai que plutôt que nous adresser à une pharmacie, nous aurions dû récupérer nos jerrycans de vingt litres à la cave coopérative de Jurançon… Ah ! le désert devient dur : la route est monotone, monotone… À chaque montée, la voiture peine, sur le plat elle ne passe pas le cap des 80 km/h… mais pour l’instant, elle ne chauffe pas. Nous gardons l’œil rivé sur le thermomètre du tableau de bord : il s’est fixé à cent degrés, il n’en bouge plus. C’est le voyage escargot ! À la frontière marocaine, les formalités sont rapides, les douaniers n’ont pas l’air de vouloir faire du zèle. La chaleur incite à la nonchalance, surtout vers deux heures, quand le soleil est au zénith ! Côté algérien, c’est un peu plus long, mais plus sympa. Les fonctionnaires travaillant à la frontière ne comprennent pas pourquoi nous allons traverser le Sahara en plein été alors que personne ne nous oblige à le faire ! Eux, quand on les envoie là-bas, c’est une punition, et pour nous ce sont des vacances…

La route devient un peu plus ombragée, et nous arrivons à Tlemcen. Nous allons à l’hôpital, au service des urgences pour acheter des sérums antivipérins. Le centre des urgences ne donne pas envie de se blesser où de tomber malade ! Le docteur à la blouse douteuse déambule de pièce crasseuse en couloir poussiéreux, des morceaux de coton souillés jonchent le sol, les murs lépreux n’ont pas été repeints depuis l’époque de la colonisation. Nous aurons nos sérums demain si tout va bien.

Le soir, nous flânons dans Tlemcen. C’est la fête partout : des cortèges de mariages à tous les coins de rues, de la musique, des youyous, nous sommes heureux, car la joie est toujours communicative. Il y a, d’après nos renseignements, cent vingt mariages dans la ville aujourd’hui ! Nous restons un grand moment avec des jeunes à la terrasse d’un café, et eux non plus ne comprennent pas ce qui peut nous attirer vers le Sahara, puisqu’il n’y a rien là-bas, puisque c’est désert !

Comme c’est le trentième anniversaire de Pancho, nous nous payons le camping, et nous faisons la « bringue » en buvant trois citronnades en suivant. Faut bien marquer le coup !

 

Vendredi 15 juillet 1977.

Tlemcen – Bechar. (569 km).

Dès le matin, je vais au service des urgences de l’hôpital pour chercher les sérums antivenimeux. Je vais dans un secteur de l’hôpital qui me semble encore plus crasseux que celui que j’ai vu hier ! Je suis sûr qu’il y a des rats dans le bloc opératoire… en tout cas, j’y ai vu des compresses et des cotons usagés sur le sol ! Le pharmacien est très aimable. Il m’explique que je ne peux pas payer les médicaments, car ils sont gratuits, ainsi que les soins médicaux. Malheureusement, ils sont plutôt démunis en ce qui concerne les médicaments, et les bons médecins sont partis à l’étranger où ils gagnent dix fois le salaire algérien. Il me parle du problème de la drogue qui touche aussi la jeunesse algérienne, des méthodes anciennes et modernes de l’éducation, du fonctionnement de la Sécurité sociale… Il m’avoue regretter l’époque où, « du temps des Français », l’hôpital était un bâtiment moderne et respectable!

Pendant ce temps, Pancho garde la voiture en pistant les femmes voilées qui attendent devant le portail de l’hôpital. On ne leur voit que les yeux, alors il aurait du mal à les dévisager… Quant à les déshabiller du regard, il aurait du boulot, car elles ont plusieurs couches de tricots de châles, de froufrous, de foulards… Heureusement qu’il fait chaud !

Nous reprenons la route : la température monte : vingt-cinq, puis trente, puis trente-cinq, nous atteignons les quarante degrés… Le désert, le désert : nous avons chaud, et nous imaginons les copains en France buvant des bières fraîches à la terrasse du café. Le paysage est monotone, à peine vallonné. La route est bordée de barbelés, et c’est la seule chose qui accroche l’œil ! Pancho a enfoncé le béret basque sur l’oreille, chaussé ses lunettes de soleil, enfilé sa gandoura, et il ressemble à un touriste américain perdu au fin fond de la vallée de la mort… Pour tout arranger, car un voyage sans ennuis ne serait qu’une randonnée, la pompe à essence commence à nous lâcher. La voiture fait « teuf-teuf », puis « pouf-pouf », puis plus rien ! Pancho doit démonter, remonter, réamorcer… en pestant contre la chaleur, en jurant contre la voiture, puis contre le garagiste espagnol qui nous a vendu la pièce… Il fait de grands gestes énervés qui risquent de tout casser alentour. J’ai un peu peur pour la voiture ! Et le scénario se reproduit plusieurs fois en suivant, et Pancho, contrairement à toute logique, est de plus en plus calme… ou de plus en plus fatigué. De panne en panne, nous arrivons à Bechar. La ville n’est qu’un gros village, les rues sont sales, le restaurant où nous mangeons est douteux, mais c’est une oasis, et nous sommes sûrs que Pancho pourra réparer la voiture demain. Notre 4L fourgonnette est bien équipée pour y passer la nuit : un système de rallonge peut se déplier, par-dessus les dossiers de sièges jusqu’au pare-brise, formant ainsi un lit à deux places assez confortable ! Nous avons donc dormi dans la voiture, sur la place, et avec trente-cinq degrés dans la « chambre », c’est dur de trouver le sommeil. Nous avons tout de même réussi à nous endormir, entre deux gorgées d’une eau au goût douteux !

 

Samedi 16 juillet.

Bechar – Adrar. (590 km)

Ce matin, il fait bon. Si ça pouvait durer ! Au garage Renault, nous trouvons la pompe à essence, et Pancho l’installe aussitôt. Nous achetons de beaux chapeaux de paille et des turbans qui nous donneront un petit air « nomade du désert » qui risque de nous faire passer inaperçus ! Nous voudrions des pastilles de sel contre la déshydratation, mais même à l’hôpital, ils n’en ont pas ! Alors, nous sommes forcés d’avaler des pincées de sel. Qui se serait douté qu’un jour nous en serions réduits à manger du sel comme les chèvres ? Nous prenons la route du sud vers Adrar entre midi et une heure. C’est le moment caniculaire ; assis à l’ombre, dans la voiture, j’observe la route qui vibre sous mes yeux éblouis. Tout est blanc : le ciel, le désert de pierres et de sable, l’horizon… Nous sommes brûlés par l’air chaud qui entre par les portières. Il fait quarante-cinq degrés, et nous utilisons nos gandouras pour nous aérer : on les met devant les bouches d’aération du tableau de bord, le vent s’engouffre à l’intérieur, nous gonflons comme des « Bibendum », et c’est presque comme si nous avions l’air conditionné ! Est-il nécessaire de spécifier que Pancho a viré au violet, aujourd’hui encore ? La bouteille se soulève de plus en plus souvent. On boit, on transpire, on se sent cuit. Pancho est malade : plus de force, plus de jambes, presque plus de moral. C’est pas qu’ il regrette d’être venu, mais il n’aurait jamais cru qu’une telle chaleur, ça pouvait exister ! En ce qui me concerne, je dois dire que j’avais connu la même chose en Afghanistan. Et pour tout arranger, voilà que les dunes du Grand Erg occidental ont la bonne idée de traverser la route ! Alors, premier ensablement. Dégonfler les pneus, creuser à la pelle, poser les échelles de désensablage… ne nous énervons pas ça risque d’être notre quotidien dans les jours qui viennent ! C’est tout de même dur quand il fait plus de quarante degrés à l’ombre, et qu’il n’y a pas d’ombre ! Au moindre effort, nous buvons une bouteille d’eau cul sec. Il faudra faire attention dans quelques jours, quand nous allons aborder le désert sans ravitaillement, car il nous faudra deux cents litres d’eau si nous ne nous rationnons pas ! Pas un camion, pas une voiture à l’horizon… Nous nous surprenons à rêver de douche froide, de boisson fraîche et d’un petit coin d’ombre au bord d’un ruisseau. Au lieu de tout cela, une route droite comme un cordon de goudron noir, se perd dans la réverbération de l’horizon, comme si elle finissait dans un lac métallique. C’est ce qu’on appelle des mirages. Nous le savons bien qu’il n’y a pas de lac, que c’est un effet de la réverbération, que le désert s’ouvre pendant mille kilomètres devant nous et que nous n’en sommes qu’au début de la traversée ! Ça ne nous effraye pas puisque c’est justement le désert que nous voulons voir ! C’est ce paysage monotone de sable et de pierres qui nous attire : des dunes, un chameau mort et momifié sur le bas-côté, des carcasses de vieux pneus, un ciel blanc un air brûlant… c’est beau ! Enfin presque ! Quand la nuit tombe, la température ne baisse pas beaucoup, et ce n’est qu’à onze heures du soir que nous trouvons un peu de fraîcheur : trente-deux degrés ! Nous nous arrêtons, et nous nous allongeons sur la route pour observer les étoiles et écouter le silence du désert. C’est qu’on s’y endormirait, sur le goudron ! Il vaut donc mieux reprendre le volant et terminer l’étape du jour. Nous arrivons à Adrar à minuit et demi : nous n’en pouvons plus. Je me demande si la chaleur va perturber notre sommeil ?

 

Dimanche 17 juillet.

Adrar. (18 km).

Pancho est aussi malade que la veille. Il se traîne lamentablement. Nous retrouvons Pierre et Marc, les deux Nantais rencontrés à Ceuta. Nous décidons de faire la traversée ensemble. Nous sommes tous écrasés par la chaleur, bien que nous passions la journée à l’ombre sous la tonnelle d’un café. Il n’y a rien de frais puisque le bar n’a même pas un réfrigérateur ! Alors, nous bricolons un système relativement efficace : nous entourons une bouteille de toile de jute que nous humidifions, et grâce à l’évaporation, nous parvenons à boire de l’eau relativement fraîche. Il faut dire que c’est mieux que le Coca Cola tiède ! Nous vivons au ralenti, tout doucement, en transpirant, en racontant des histoires de tonnelles ombragées et de bières avec de la buée sur la bouteille ! Quarante-cinq degrés à l’ombre, c’est dur !

Le soir, nous dînons dans un petit restaurant très sympathique, mais le menu n’est pas très varié : spaghettis comme à midi… Nous réussissons à nous faire préparer un couscous acceptable.

Nous allons dormir derrière la caserne des pompiers, à la sortie de l’oasis, après avoir fait chacun nos petits besoins sur le « terrain vague » comme dit Pierre. Et ici, le terrain vague, il a six cents kilomètres de longueur, alors ça ne gêne personne !

 

Lundi 18 juillet 1977.

Adrar - Reggan (161 km).

Si nous avons passé la journée à Adrar, hier, c’est principalement parce que nous attendions que la douane veuille bien s’occuper de nous, et bien que nous soyons les seuls à traverser vers le Mali, il faut « faire la queue ». Ici, le temps ne compte pas, et il ne faut surtout pas s’énerver, car les douaniers ont le pouvoir de nous empêcher de passer. On revient à la douane, et on se montre très poli, et très patient. Contrôle des devises : il faut mettre toute notre fortune sur la table. Des explications nous sont demandées, car n’ayant pas pris la peine de compter des pièces de cinq francs en argent que je compte faire fondre pour faire fabriquer des croix du Sud, il y a cent soixante-dix francs de plus que sur la feuille de déclaration de devises. Je sens qu’en faisant cadeau de quelques pièces, les choses seraient plus simples, mais je préfère faire semblant de ne pas comprendre où le douanier veut en venir, et il se lasse avant moi. Il se montre soudain très « fair-play » et renonce à ses « pourquoi » et à ses « comment » qui devenaient agaçants ! Mais l’heure a tourné, et il est onze heures, quand nous pouvons enfin reprendre la piste, l’heure où la chaleur devient pour le moins gênante !

La piste vers Reggan, ce n’est pas la joie : des trous, du sable, de la tôle ondulée* (*on appelle « tôle ondulée » le revêtement de terre qui ondule sous l’action du vent ou des vibrations dues au passage des véhicules)… Nous nous ensablons en plein midi, sous un soleil de plomb, par une température de quarante-cinq degrés ! Quelle torture, quand il faut manier la pelle, poser les échelles trois fois en suivant… Nous sommes assoiffés, essoufflés, anéantis ! Pancho ne peut même plus parler : il a les lèvres comme du carton ! Moi, j’ai les pieds brûlés par la chaleur qui arrive du moteur. De passage de sable en tronçon de tôle ondulée, nous arrivons à Reggan à trois heures de l’après-midi. Nous allons au poste de police, car il faut faire les formalités de sortie du territoire ici, sans quoi nous nous verrions obligés de faire demi-tour une fois arrivés à la frontière du Mali, là-bas, de l’autre côté du Sahara ! Les policiers ne veulent pas nous laisser traverser, car c’est trop risqué en plein été, avec des voitures de tourisme. Nous nous affalons sous la tonnelle du seul restaurant du bled, et nous n’en bougeons plus. De jus de fruits en verre d’eau fraîche, de verre de thé en jus de fruits… nous atteignons le soir. C’est à peine si la chaleur devient un peu plus supportable ! Nous dormons sur le bord de la route, devant le restaurant. Pierre a de sérieux ennuis intestinaux qui le forcent à courir au coin de la rue de temps en temps. Il est vrai que les liquides que nous ingurgitons ne sont pas toujours très recommandés pour nos « tripes » !

 

Mardi 19 juillet 1977.

Reggan. (4 km).

Dès les premières heures, entretien des voitures ! Pancho patauge dans son cambouis, Pierre démonte le radiateur à grands coups de jurons et à grand renfort de marteaux. Marc et moi, allons acheter un seau pour puiser de l’eau, et nous revenons avec un pot au lait en aluminium, c’est tout ce que nous avons pu trouver ! Le reste du jour, il fait trop chaud pour entreprendre quoi que ce soit, alors nous restons à l’ombre de la tonnelle du « restaurant ». Nous buvons de plus en plus d’eau, et la réserve diminue… Nous ne faisons rien de positif, mais c’est bon de végéter, écrasés par la chaleur ! De toute façon, nous ne sommes plus capables de bouger, et les Algériens n’ont pas l’air plus acclimatés que nous ! Ce n’est pas qu’ils soient paresseux, non ! c’est le climat qui les force à réduire leurs activités.

Les autorités locales ne nous laissent pas partir sans avoir fait quelques réparations indispensables sur la 404 des Nantais : changer les durites, les courroies… Quant à la 4L, ils nous annoncent qu’aucune voiture de ce type n’ayant réussi à passer en été, nous devons renoncer, et rentrer en France ! Pancho leur explique toutes les modifications qu’il a apportées au moteur et au circuit de refroidissement, et ils finissent par nous annoncer qu’ils nous laisseront partir, mais à condition qu’on fasse un convoi avec des camions locaux. Nous ne sommes pas plus avancés : il y a quatre jours que nous sommes dans les parages, et nous n’avons vu aucun véhicule ! Nous souffrons de la chaleur, c’est un fait, mais nous sommes venus pour traverser le Sahara, et nous n’avons pas l’intention de renoncer. Alors, nous décidons de devenir plus collants que des mouches avec les douaniers et les policiers pour qu’ils n’aient qu’une envie : se débarrasser de nous, et nous laisser partir ! L’eau étant la plus grande richesse en ces lieux hospitaliers, nous avons trouvé la solution pour que les autorités se fatiguent de notre présence : nous allons près du puits, nous nous douchons, nous lavons notre linge à grande eau, nous pataugeons… L’un des « officiels » s’approche, inspecte les moteurs des voitures, vérifie si nous avons les pièces de rechange nécessaires, et il nous annonce que demain, il nous laissera peut-être quitter les lieux. La nuit tombe nous nous couchons sur le sable humide, près d’une mare formée par nos ablutions et notre grande lessive. Avant de nous endormir, nous avons vu une bête ressemblant à un gros scorpion ou à une araignée. Elle est passée tout près de chez nous, et s’est réfugiée sous le tas de cailloux le plus proche. Nous ne sommes pas rassurés, et pourtant, nous nous couchons par terre, car c’est là qu’il fait le moins chaud, « au bord de l’eau ».

 

Mercredi 20 juillet.

Reggan - PK 83.

Dès le réveil : grande toilette au puits. Marc et Pierre vont faire le plein d’essence. Nos voitures sont transformées en bombes roulantes. Pancho a équipé la 4L avec un réservoir supplémentaire de cinquante litres, et nous transportons en plus soixante litres dans des bidons sur la galerie… Nous commençons à nous faire à l’idée que nous resterons bloqués ici aujourd’hui encore. Alors, nous humectons (pour ne pas dire inonder), avec l’eau si précieuse du puits, le sable sur lequel nous comptons nous vautrer toute la journée. Nous avons disposé deux couvertures entre les voitures, et c’est presque confortable. Soudain, le responsable de la police de Reggan vient vers nous ; je pense qu’il en a assez de nous voir gaspiller l’eau… Il nous rend nos passeports en nous annonçant : « Vous pouvez partir, un camion prendra la piste un moment après vous. Vous devrez former un convoi avec ce véhicule jusqu’à l’autre côté du Tanezrouft ». Il est neuf heures et demie, et le soleil est déjà haut. « Il va faire un peu moins chaud aujourd’hui ! » nous déclare, avec un sourire en coin, notre libérateur. Ah bon ! Hé bien Inch Allah nous dégageons les alentours du puits, et c’est certainement ce que souhaite le plus le brave homme. Nous nous lançons à dix heures et demie dans l’aventureuse traversée du désert du Tanezrouft. Devant nous, l’immense désert hostile aux hommes et aux machines ! Une étendue de sable jaune pendant sept cents kilomètres. Nous ne distinguons pas l’horizon tant la luminosité est aveuglante. Tout est chauffé à blanc ! Nous n’avons pour tout repère, qu’un point noir à l’horizon : la balise. C’est souvent un fût de tôle rempli de pierres, ou un gros pneu de camion, parfois un simple tas de galets noirs… Dès le point kilomètre huit, nous connaissons notre premier ensablement sérieux. Plaques, grillage, échelles de désensablage, pelle… nous creusons, nous avançons de deux mètres, nous nous ensablons de nouveau… C’est décourageant ! De plus, la voiture chauffe, et il vaut mieux avoir le pied léger sur l’accélérateur ! Le camion qui devrait faire convoi avec nous passe à une cinquantaine de mètres sans même s’arrêter. C’est un vieux Berliet chargé de sacs, et par-dessus les sacs, en plein soleil, des Africains qui seront bientôt blancs de poussière. La piste devient presque impraticable : trous, bosses, tôle ondulée, et surtout, le sable qui devient de plus en plus mou ! Nous nous arrêtons pour laisser refroidir le moteur tous les trois kilomètres. Soudain, un gros point noir à l’horizon. En nous approchant, nous distinguons un camion… Il s’agit du vieux Berliet censé faire la route avec nous. Tout le monde s’affaire autour du poids lourd, ils réparent un pneu au bord de la piste. Il fait vraiment très chaud ! Je suis obligé de mettre le chauffage en marche pour rajouter ainsi un radiateur de refroidissement supplémentaire. De ce fait, l’air brûlant arrivant sur mes pieds n’est plus supportable ! La voiture est à bout de force : elle bout ! Nous nous arrêtons, et nous installons une couverture entre les deux voitures. Il fait une température de… cinquante-huit degrés sous notre abri de fortune ! Il faut rationner l’eau, et nous voilà au cœur du Tanezrouft, un des déserts les plus chauds de la planète, en train de parler de bière fraîche (avec de la buée sur la bouteille), de pluie… Le silence est total : pas un bruit de feuille, pas le moindre petit murmure dans les arbres puisqu’il n’y a ni végétation, ni oiseaux, ni insectes ! Seul, le vent brûlant siffle de temps en temps dans les barres de la galerie de la voiture. Il nous semble pourtant entendre un bruit de moteur. L’horizon est plat comme la mer, et nous n’apercevons rien ? Pourtant, il est vrai que nous percevons un ronflement de moteur de camion ! C’est Pierre qui remarque le petit point noir à l’horizon, dans la réverbération étincelante, sautant sur un lac de réverbération comme un scarabée. Il s’agit de notre « compagnon de route », le vieux Berliet qui a repris la piste. Il passe à plusieurs kilomètres de l’endroit où nous bivouaquons, sans nous voir. Il faudra se méfier : la piste a plus de dix kilomètres de large par endroits !

Malgré la chaleur, nous partons à pied, jusqu’à une tache noire à peine visible à quelques centaines de mètres de l’endroit où nous nous trouvons. Deux épaves de 2cv gisent dans le sable : deux squelettes de tôles chauffées à blanc ; Il n’y a plus rien à récupérer : les « rapaces » sont déjà passés par là !

Vers sept heures et demie, il commence à faire plus frais : quarante degrés ! Nous reprenons la piste. La voiture chauffe presque : le thermomètre d’eau du radiateur indique 105 degrés. À 110, le liquide de refroidissement bout. Il nous faut donc remettre le radiateur de chauffage en marche. J’ai du mal à garder le pied sur l’accélérateur, bien que Pancho m’ait fabriqué une grosse chaussette isolante avec une serviette de toilette. Dans l’habitacle, l’air ambiant est tellement chaud que nous en avons des migraines. On ne peut pas ouvrir les fenêtres, car l’air extérieur ne fait que nous dessécher davantage… Alors, Pancho humidifie des chiffons qu’il place devant les bouches de ventilation pour fabriquer ainsi un dérisoire « air conditionné ».

Il n’est pas prudent de rouler de nuit, car nous pourrions perdre de vue les balises. Pourtant, c’est le seul moment où nous ne souffririons pas trop de la chaleur ! Nous nous arrêtons au crépuscule, juste quand le moteur se sent un peu en forme ! Nous sommes au point kilomètre 83 ! la nuit est fraîche, nous dormons dehors, il fait entre 25 et 30° de température suivant le lieu. Nous remarquons que les endroits les plus chauds sont ceux où le sable est plus foncé. Normal ! Le ciel étoilé, à lui seul, est un spectacle qui vaut le déplacement. Et le silence ! Pas le moindre bruit, pas un souffle. Nous aurions honte de ronfler, de peur qu’on ne nous entende à Reggan ! Il nous semble percevoir le froissement léger de millions d’étoiles au-dessus de nos têtes. Ici, le ciel prend un relief extraordinaire. On distingue les étoiles les plus proches des plus lointaines, et elles sont autant de points fixes qui semblent prêts à nous aspirer. Elles ne scintillent pas comme chez nous, car l’air est vraiment pur et sec, au cœur du Sahara ! Nous entendons le sang circuler dans notre corps et ça fait un peu comme un murmure lancinant qui devient presque insupportable.

 

Jeudi 21 juillet 1977.

PK 83 - PK 330. (247 km).

Nous partons au lever du jour. La nuit a été fraîche, et il fait très bon… Du moins, il nous semble ! La piste est assez roulante, parce que c’est un reg noir et luisant au soleil qui nous sert de route. Le reg, ce sont de petits cailloux qui sont remontés à la surface. Si on fouille un peu sous cette couche noire, on ne trouve que du sable ! Il y a bien quelques passages mous, mais avec l’expérience et un peu d’attention, on finit bien par les éviter. Alors, pas trop de problèmes ce matin ! La 4L ne tire pas dans le sable, et à aucun moment je ne peux passer la quatrième. Nous roulons donc à cinquante km/h… Nous nous fions aux balises placées tous les kilomètres ou tous les deux kilomètres environ. Ce sont des fûts de cinquante ou de deux cents litres, parfois de gros pneus de camions, parfois des épaves de voitures de tourisme. Nous nous dirigeons alors droit sur ces jalons. Si nous ne pouvons pas localiser la balise, nous montons sur le toit de la voiture, et fouillons le désert, avec les jumelles. Il faut parfois se méfier, parce qu’une pierre de la grosseur du poing prend, à cause de la réverbération, l’aspect d’un camion ou d’une balise ! Le Tanezrouft est plein de pièges ! Les mirages, nous en avons sans arrêt sous les yeux, et heureusement que nous sommes avertis, car, parfois, de superbes lacs barrent l’horizon ! Les traces de roues partent dans tous les sens, et la piste mesure plusieurs kilomètres de large ! Les routiers empruntant ces itinéraires connaissent parfaitement les lieux, et suivant les périodes de l’année, ils empruntent des parcours différents. C’est ce qui explique tout. De plus, les traces peuvent rester très longtemps sur le sable, puisqu’il n’y a pas de pluie pour les effacer ! Aussi, quand nous ne voyons aucune balise, nous redoublons de prudence, et nous ne sommes rassurés que lorsque nous la retrouvons enfin ! La chaleur devient de plus en plus accablante. Après le poste Weygand, nous tombons en plein vent de sable. Nous revenons sur nos pas, et nous allons nous abriter dans les demi-saucisses métalliques que l’armée française a eu la bonne idée de laisser sur place. C’est un abri de tôle épaisse, aéré sur les parois latérales, ce qui donne l’impression de pouvoir respirer un peu mieux. C’est presque l’air conditionné ! Le courant d’air nous redonne le moral, et suffisamment de force pour que nous puissions nous permettre de chanter des chansons de bistrot. Je ne dis pas « des chansons à boire », car justement nous ne buvons pas, ou du moins nous nous rationnons. Hier, nous avons bu quinze litres en moyenne par personne… donc, tant que nous n’avons pas trouvé la citerne du PK 400, nous essayons d’économiser l’eau ! C’est tout de même la grosse forme, devant une boîte de « Corned beef » ! Marc rêve de bière, et il ne parle que de fontaines. Il nous décrit le clapotis de l’eau avec tellement de détails et d’une voix si lointaine que nous pensons qu’il est dans un état second… Il est certain de se trouver au bord de l’eau ! Le nuage qui empêche sa joie de rayonner, c’est justement le fait que dans le ciel, il n’y en a pas, de nuages ! Et la chaleur est telle que nous n’arrivons plus à raisonner normalement, par moments ! Mais le moral est bon !

À sept heures et demie, nous remontons dans notre caisse de ferraille pour suivre inlassablement l’itinéraire balisé de fûts de tôle et de carcasses de voitures. Le décor est plat et monotone, nous avons l’impression de tourner en rond dans un océan. C’est fascinant, c’est fantasmagorique, c’est dingue, c’est inqualifiable ! Le chauffage nous brûle les pieds, le sable fait crisser nos paupières et rend les propos grinçants. Au PK 330, nous trouvons un camionneur en panne. Il a cassé un piston de son camion, et depuis quatre jours, il attend que la pièce arrive. Il attendra peut-être une semaine de plus si le piston de rechange doit arriver d’Alger ! Ça n’a pas l’air de le tracasser, c’est une chose normale. Ici, on sait ce que veut dire le mot solidarité ! Le routier qui lui rapportera la pièce ne le connaît peut-être même pas ! Il saura seulement qu’au point kilomètre 330, un collègue attend une pièce vitale pour pouvoir sortir de l’enfer ! En attendant, les morceaux du moteur démonté gisent sur une couverture étendue sur le sable chaud. Un long camion chargé de chèvres arrive sur ces entrefaites, et bien entendu, le chauffeur a su, par « le téléphone arabe », que nous étions dans les parages : il a croisé le vieux Berliet qui doit se trouver au Mali en ce moment ! Nous sommes donc une bonne dizaine autour des véhicules quand la nuit tombe, c’est presque la fête ! Et dans de telles circonstances, on nous offre le thé. Nous en buvons un, puis deux, puis trois ou quatre, c’est délicieux ! Même Pancho se régale. Nous essayons de faire boire du potage déshydraté au chauffeur du poids lourd en panne, mais il trouve cela infect. Du délicieux velouté de champignons… quel rustre ! Il mange de la viande de chèvre séchée au soleil et ça pue tellement la bête morte qu’on croirait qu’il dévore un cimetière ! C’est là qu’on voit qu’on a chacun ses habitudes et ses goûts.

Une fois restauré et désaltéré, le gars s’improvise coiffeur. Il se montre très doué pour couper les cheveux de Marc. On voit bien qu’il a l’habitude de tondre les moutons ! Cependant, si on en juge d’après l’échantillon qui se présente à nos yeux, les moutons, ils doivent être invendables après être passés sous sa tondeuse : Marc se retrouve rasé d’un côté, avec des trous et des irrégularités qui nous font espérer que la casquette masquera suffisamment les dégâts ! Ce n’est pas une belle tonte tontaine tonton, lonlaine long long ! Satisfait de son œuvre, à deux doigts de réussir au CAP de coiffeur, le camionneur barbier part se coucher sur sa couverture posée à même le sable de l’inhumain désert des déserts. Avant de l’imiter, je tente, mais en vain, de rattraper les dégâts causés par les ciseaux dévastateurs du néophyte…

 

Vendredi 22 juillet.

PK 330 - PK 583. (253 km).

Au réveil, nous sommes tous de bonne humeur. Marc a enfoncé sa casquette sur les oreilles, car il n’a plus grand-chose sur le crâne pour se protéger du soleil ! Dans la nuit, le vent m’a obligé à aller me réfugier dans la fourgonnette. Les copains restés dehors sont couverts de sable, à moitié sourds puisqu’ils ont « les portugaises ensablées » !

Nous sommes à cinquante kilomètres du réservoir d’eau, et notre ami coiffeur nous promet de fameux passages de sable, avant d’y arriver : les dunes du PK 400 ! Nous passons juste le Tropique du Cancer. Seul, un panneau de tôle cuit par le soleil nous signale l’événement. Ça mérite tout de même une photo ! C’est bizarre ce qu’un simple panneau de tôle cuit par le soleil peut avoir comme intérêt au cœur du désert ! Il est couvert de graffiti du style « le 12 janvier 1975 Josette et Valentin sont passés par ici »… Si nous avions un crayon-feutre, nous écririons « on a chaud! »

Soudain, nous repérons, à l’horizon, la masse sombre de la citerne d’eau ! C’est le paradis à portée de gosier : on va pouvoir boire à volonté, se doucher, et peut-être même laver nos gandouras ! Comme si les mauvais esprits du désert voulaient nous imposer un supplice de Tantale, voilà qu’on s’ensable dans les petites dunes avant d’arriver au « paradis ». Marc et Pierre ont passé l’obstacle sans problème, leur 404 étant plus puissante que notre petite 4L fatiguée ! Pendant qu’on manie la pelle, qu’on pose les échelles de désensablage, qu’on sue sang et eau… on voit nos deux compagnons se lancer de l’eau à la figure… Eux au Paradis, nous en Enfer ! Le monde est injuste ! Nous abandonnons même la voiture à une centaine de mètres du réservoir, car nous ne tenons plus : on reviendra la désensabler quand on aura bu tout notre saoul ! Ce point d’eau du PK 400 n’est autre qu’une citerne métallique à demi ensablée et réapprovisionnée en eau de temps en temps par des camions. L’eau est presque fraîche, car il est encore tôt, mais je pense qu’en fin de journée, elle peut servir à préparer le thé ! Nous pouvons boire, car elle est presque claire. Un oiseau qui nageait et se baignait dans le réservoir ces jours derniers se contente de flotter pattes en l’air aujourd’hui. D’où peut venir un oiseau dans cette contrée où nous n’avons pas vu le moindre insecte depuis notre début de traversée ? Comment cette pauvre bête assoiffée a-t-elle pu se noyer en plein désert du Tanezrouft ? Les animaux ont eux aussi une drôle de destinée, parfois ! Un oiseau dans dix mille litres d’eau, ce n’est pas suffisant pour polluer : alors, nous buvons goulûment ! Les « aventuriers du désert », camionneurs ou autres nous ont surtout recommandé de ne pas gaspiller l’eau si précieuse en ces lieux. Nous évitons les excès, mais nous faisons tout de même la lessive des vêtements indispensables ! Pour faire sécher nos gandouras, il suffit de les tenir à bout de bras pendant deux ou trois minutes, comme des drapeaux flottant au vent du désert. L’air est tellement sec que nous ne voyons jamais une goutte de sueur sur notre visage ; le papier de la carte craque quand on le déplie comme s’il allait se briser… zéro pour cent d’humidité ? Peut-être ! Nous remplissons nos bidons de réserve : cent litres pour la 4L, deux cents pour la 404 qui est plus puissante ! Pierre laisse tomber le pot au lait servant à remplir les jerricans au fond de la citerne. Nous pensons tous que c’est une excuse pour plonger et se baigner ! Il est bien propre et bien douché, mais tout de même… Il se faufile par l’ouverture ronde de la citerne, et il barbote dans l’obscurité. Il n’a pas pied, et s’il ne revient pas sous l’ouverture par où on peut lui tendre la main, il n’a aucune possibilité de s’accrocher aux parois du réservoir ! Il finirait alors comme l’oiseau de tout à l’heure, car aucun d’entre nous ne serait assez fou pour aller se fourrer dans ce piège ! Je suis un peu inquiet. Pierre remonte : il a récupéré le pot, mais il avoue que c’est impressionnant de se trouver dans cet antre obscur !

Nous repartons, et nous passons des portions de sable très mou qui nous valent plusieurs ensablements pour les deux voitures. Heureusement que nous avons récupéré des forces en buvant ! Nous nous rendons compte alors comme l’eau est nécessaire et peut redonner vigueur ! Pancho lui prête même davantage de vertus qu’au vin de Madiran ! La piste n’est plus évidente à suivre, il faut louvoyer entre les dunes, juger de la couleur du sable pour anticiper : passera ou plantera ? On arrive à passer sans trop se planter quand on se montre très attentif ! Il ne faut surtout pas s’arrêter ! La 4L semble avoir un peu plus de puissance, comme si l’eau que nous avons bue lui avait fait du bien ! Pancho prétend que c’est le moteur qui se « débride » enfin.

Des ruines à l’horizon : c’est « Bidon V », une ancienne base militaire. Les bâtiments sont en mauvais état, mais ils pourraient servir d’abri si l’odeur ne les rendait pas inhabitables ! Pourquoi les gens vont-ils faire leurs besoins dans cet endroit, alors que tout autour, des milliers de kilomètres carrés de désert s’offrent à eux ! Ils ne vont tout de même pas dire qu’ils ont peur des voyeurs ! Au PK 450, nous sommes pris dans un vent de sable des plus violents. Devant nous, la 404 semble flotter dans un nuage jaunâtre. Ce sable présente plusieurs dangers : d’abord on risque de se perdre, car on ne voit plus les balises, ensuite il est très abrasif pour le moteur. Pierre voudrait continuer, et il n’est pas facile de le ramener à la prudence… Nous nous arrêtons pendant une bonne demi-heure. Dans la voiture, c’est infernal ! Le sable fin pénètre partout : nous sommes obligés de calfeutrer les ouvertures, et de ce fait nous transpirons à grosses gouttes ; la poussière forme, sur nos visages ruisselants, un crépi du plus bel effet ! Nous voilà maquillés et prêts à jouer le rôle de la femme de Loth, celle qui n’était plus sel ! Nous sommes bientôt transformés en Apollons couleur sable, et nous serions capables d’enthousiasmer un esthète dans la vitrine d’un musée de statues ! Nous ne disons plus rien, car le sable croustille sous nos dents. C’est dur le désert ! Dès que le soir arrive, nous campons dans un coin tranquille, comme toujours. C’est le point kilomètre 583… Couchés sur le dos, nous passons un grand moment à observer le ciel sillonné par les satellites, et nous repérons même un objet non identifié qui avance tout lentement en zigzags. Après les mirages, voici les OVNIS du Sahara ! Illusion collective ou fait réel : nous voyons tous ce point lumineux se déplacer en hésitant. Le vent se lève, mettant « faim » à notre méditation qui devient plus terre-à-terre devant une biscotte de pâté de campagne plutôt ramolli.

 

 

 

 

Samedi 23 juillet 1979.

PK 583 - PK 783. (200 km).

Pour arriver à la frontière, à Borj Mokhtar, ce n’est pas sans repos : piste défoncée, du sable plutôt mou dans lequel nous ne manquons pas de nous enliser de temps en temps, tôle ondulée à tout casser par moments, et le choc sinistre des cailloux qui touchent parfois le blindage du moteur… Soudain, que voyons-nous, tel un mirage, sur le bord de la piste ? Des boîtes de lait concentré ! Plein de boîtes tombées d’un camion, certainement, vu qu’aucune vache ne pointe à l’horizon ! C’est la manne tombée du ciel ! On a déjà vu ça quelque part ! (Exode, XVI, 15). Quelle aubaine ! Pancho goûte : ô joie ! C’est bon ! Nous chargeons vingt boîtes d’un demi-litre dans la voiture, et nous buvons tout de suite un café au lait. Pas besoin de faire chauffer l’eau se trouvant dans les bidons exposés au soleil sur les galeries des voitures : elle est brûlante ! Qui aurait pu croire qu’on peut se procurer du lait concentré sur le bord de la piste du Tanezrouft ? Comme toute personne qui vient de trouver quelque chose sur son chemin, nous roulons maintenant en scrutant le bord de la piste pour nous assurer que la providence n’a pas placé d’autres bonnes surprises sur notre chemin… On ne sait jamais, on peut peut-être trouver aussi un carton d’eau minérale, ça nous changerait du liquide douteux que nous buvons depuis notre départ !

Nous arrivons en vue du poste de douane de Borj Mokhtar : quatre bâtiments de terre, une citerne qui domine le tout, des gosses noirs, des militaires partout… Nous sommes encore en Algérie, et pourtant, c’est une autre Afrique, ce n’est plus le Maghreb ! À la douane, les formalités sont rapides, car les douaniers tuent une chèvre, et ils préparent un méchoui monstre. Nous ne sommes pas invités !

 

Nous refaisons les provisions d’eau dans un bassin en plein air où un maçon vient inlassablement remplir son seau. Cette eau est meilleure, tout de même, que celle de la citerne du point kilomètre 400 !

Nous laissons le maçon à sa maçonnerie, les policiers à leur méchoui, et nous reprenons la route ou plus exactement la piste… Le désert n’est plus le même, le sable porte mieux, mais il alterne avec des plaques de roches pointues… Il faut se méfier, car nous roulons souvent avec des pneus sous gonflés pour passer plus facilement dans le sable. Soudain, que voit-on à l’horizon ? Est-ce un mirage, un effet de la réverbération ? Non, c’est bien un arbre, un vrai, en bois ! Le premier depuis plus de mille kilomètres ! Un arbre avec un tronc sur lequel on peut faire pipi ! Et nous le photographions, car il a vraiment du courage de rester planté là sans bouger, dans cet environnement hostile ! Est-ce qu’en France nous photographions les arbres ? Non, car ils n’ont aucun mérite : ils se contentent de pousser, et on les maltraite, on les ignore, on les coupe pour faire des cageots… Ici, cet arbre est un héros, un héros généreux… d’ailleurs, il nous prête son ombre quelques instants, nous avons même envie de partager notre eau avec lui.

Plus loin, ce sont les petits buissons d’épineux qui font leur apparition. Ils font ce qu’ils peuvent, eux aussi, pour abriter notre sieste comateuse. Il nous semble avoir retrouvé un paysage plus humain : la couleur verte réconforte !

Puis nous rencontrons la première caravane de Touaregs juchés sur de blancs dromadaires. Pancho se sent tout chaviré par la beauté des femmes, il est si intimidé qu’il reste « sans maudire ». Les hommes drapés dans leurs vêtements d’un bleu presque noir, ont une noblesse d’autant plus impressionnante qu’ils nous dominent du haut de leur monture. Ils nous demandent de l’eau qu’ils boivent à tour de rôle, presque religieusement, à même le pot que nous leur offrons. Nous leur laissons quelques biscuits de l’armée, ce « pain de guerre » aussi dur que des tuiles…

L’horizon jaunit, s’assombrit, puis un gros nuage ocre grossit, juste en face de nous, et se rapproche en tournant et en grondant sourdement de temps en temps. Soudain, le vent devient violent, soulève le sable qu’il projette dans les lentilles de Pancho qui avance à tâtons. Obligés de nous arrêter, et de nous barricader dans la voiture, comme nous l’avions déjà fait hier. Nous attendons placidement, en avalant une poussière fine qui se faufile par le moindre trou, et Dieu sait s’il y en a des « moindres trous » dans notre vaillante 4L ! Quand le vent se calme, nous avons changé de teinte : par mimétisme, nous sommes devenus couleur sable. Le plus étonnant c’est cet individu solitaire qui sort de nulle part dans son « boubou » bleu ciel… Bien que la bourrasque ne soit pas tout à fait calmée, il se prosterne en direction de La Mecque, car c’est l’heure de la prière… Il nous explique, dans un français presque correct, qu’il habite non loin d’ici avec sa famille. C’est sur notre chemin, donc Marc et Pierre se proposent de le ramener à domicile. Non loin d’ici, c’est tout de même à plusieurs kilomètres ! Nous qui ne pouvons faire le moindre geste sans se jeter sur la bouteille d’eau, nous restons pantois devant ces gens du désert qui s’aventurent loin de chez eux sans emporter le plus petit flacon de liquide… C’est ça l’acclimatation ! Nous devons passer pour des sauvages, car lorsque nous laissons notre « auto-stoppeur » devant sa tente de berger nomade, nous ne prenons même pas le temps de rester boire le thé avec lui ! Nous voudrions bien, mais il nous faut rouler le plus possible avant la nuit, car nous aimerions rallier Tessalit ce soir, et nous venons d’être retardés par ce maudit vent de sable… « Retardé » voici un mot qui ne doit pas exister dans le vocabulaire de ces gens du désert!

En fin d’après-midi, le ciel prend une teinte d’encre, de cette encre violette qui a tant de fois maculé mes petits doigts d’écolier… Allons-nous avoir droit à une autre tempête de sable ? Soudain, je n’en crois pas mes yeux : une grosse goutte vient de s’écraser sur le pare-brise. Puis une autre, puis c’est une véritable averse qui nous fait sortir de nos voitures ! Ce matin encore nous étions en plein désert inhumain, ce soir nous sentons la pluie douce dégouliner le long de notre corps grillé par le soleil du Sahara ! Mais la douche est de courte durée, et l’orage a eu lieu juste avant notre passage, ne nous laissant que des inconvénients : oueds débordants de boue, piste coupée par le ruissellement de dizaines de torrents, et surtout d’immenses flaques que Pierre ne se donne même pas la peine de contourner. La 404 projette de grandes gerbes de boue rouge sur les côtés, et elle ressemble à un immense papillon qui battrait des ailes… Pancho venait de me dire que les jeux de gamin de Pierre risquaient de mal finir quand justement, sa voiture se plante au beau milieu d’un oued : de l’eau jusqu’à mi-portières ! Dans la vase jusqu’aux genoux, il faut pousser, suer, creuser, sans succès, et le sable mouillé, c’est très lourd à déplacer ! Finalement, nous n’avons fait qu’agrandir le trou, et nous sommes contraints d’abandonner la voiture dans sa fâcheuse position. Nous pensions arriver à Tessalit ce soir, y trouver un restaurant peut-être un réfrigérateur… Tous nos espoirs de boire une bière fraîche tombent à l’eau, si je puis dire ! De plus, nous sommes très inquiets, parce que le ciel semble se couvrir à nouveau, et le sort de la 404 des copains dépend de la météo ! Nous espérions une grosse averse pour nous doucher et nous rafraîchir, et voilà que nous souhaitons que la pluie ne vienne pas former un torrent qui entraînerait la 404 pendant la nuit. Il y a peut-être plusieurs années que la pluie n’est pas tombée ici, et quand nous raconterons qu’on a dû abandonner la voiture dans un trou d’eau, les gens nous diront que les mirages, ça existe vraiment !

 

Dimanche 24 juillet 1977.

PK 783 - Tessalit PK 805 (22km)

Le ciel est dégagé, l’oued aussi. Il ne reste de l’eau qu’à l’endroit où se trouve la voiture. Pierre a bien visé le seul trou ! Un Targui, venu l’on ne sait d’où, aide Pierre et Marc à dégager le pont arrière complètement embourbé, pendant que Pancho et moi aménageons une rampe devant les roues pour sortir de l’ornière. Ça nous occupe pendant une bonne partie de la matinée ; et le soleil est revenu, avec ses rayons ardents ! Finalement, en poussant juste « un chouïa », la voiture sort. Ouf ! Sauvés ! Nous payons le Targui avec deux boîtes de lait concentré, et comme nous donnons des paquets de « pain de guerre » à des enfants venus en renfort, il nous déclare : « Vous les gâtez trop ! » Il n’est pas un militaire français qui ne s’est pas plaint de ces biscuits si durs qu’on est parfois obligé de les sucer avant de pouvoir les mâcher, et ici, pour les enfants, c’est une gâterie ! Pour nous aussi, car nous nous sommes habitués aux « sardines-biscottes »…

Le reste de la piste est sans problème jusqu’à Tessalit où nous devons passer la douane malienne. Mais c’est dimanche, et c’est donc un jour de congé ! Cependant, les douaniers peuvent faire une exception à la règle : on peut passer si on donne un « petit quelque chose » sans quoi il nous faudra attendre demain lundi l’heure d’ouverture du bureau ! C’est presque comique, de se trouver assujettis par des « horaires de bureaux » dans ce village de maisons construites en pisé en plein Sahel ! Nous ne sommes pas pressés, nous comptons faire une petite halte ici pour remettre un peu les véhicules en état, et nous attendrons donc demain « les horaires de bureaux ».

Nous cherchons une gargote : des jeunes nous indiquent le restaurant « Adrar ». Pour boire, nous n’avons pas le choix, il n’y a que de l’eau ! Pour manger, ce n’est pas mieux, on nous propose du riz collant et compact avec une barbaque douteuse. Nous avalons sans nous poser de questions, sans savoir même de quelle sorte de viande il s’agit ! Ce n’est qu’une fois notre faim calmée que nous commençons à nous demander si ce n’est pas du chien ou du rat… peut-être du dromadaire… Soudain devenus méfiants, nous ne finissons pas les assiettes, sauf Pierre qui prétend que « tout ce qui rentre fait ventre ». Il fait très frais dans la salle du petit troquet, et nous y passons tout l’après-midi à nous poser des problèmes : nous venons de calculer avec la carte que nous n’avons plus assez d’essence pour arriver à Gao, à six cents kilomètres d’ici*. (*Il nous fallait prévoir mille quatre cents kilomètres sans essence, et vu la consommation des voitures avec la chaleur et le sable, ça voulait dire deux cents litres par voiture ! Impossible de transporter une telle charge !). Nous sommes donc à la merci des militaires de Tessalit : les seuls capables de nous dépanner. Ils commencent par nous dire qu’ils n’ont pas d’essence à nous vendre. Normal, il fallait s’y attendre : s’ils veulent augmenter le prix du carburant, il faut qu’ils nous fassent croire qu’ils nous proposent une denrée rare et précieuse ! Donc, on sait qu’on risque de payer le litre au prix fort, mais tout espoir n’est pas perdu de se voir octroyer un petit hectolitre de précieux liquide… Le chef nous raconte que le ravitaillement en essence est prévu pour le début du mois d’août, dans une « petite semaine ». Par contre, si on veut vendre les voitures, même avec le réservoir vide, ça peut se faire ! Toutes ces histoires commencent à nous énerver, mais il ne faut surtout pas montrer que nous perdons patience, car nous serions alors des proies faciles. Donc, on raconte qu’on est parti pour plusieurs mois, qu’on a le temps, que le coin nous plaît bien, et qu’on attendra l’essence s’il le faut. Il ne nous reste plus qu’à chercher le puits du village et nous mettre à gaspiller l’eau, à nous doucher plusieurs fois par jour, à barboter… Si on leur refait le coup de Reggan, ils risquent de tout faire pour se débarrasser de nous ! Dans le village, personne ne peut nous dépanner, et tout le monde nous renvoie vers les militaires. Officiellement, les distributeurs, ce sont eux ! Pas d’espoir pour l’instant d’obtenir satisfaction ! Nous ne nous décourageons pas, nous écartons seulement Pierre des négociations, car il ne ferait qu’aggraver la situation !

En fin d’après-midi, c’est la providence qui envoie une solution à nos problèmes : un gros Berliet jaune et bleu, rugissant de toute la puissance de son diesel fait son entrée dans le village. À son bord, trois Français, trois « routiers sympas » avec qui nous fraternisons aussitôt. Ils vont vendre leur engin rénové et repeint de neuf au Togo. Le chef de l’expédition, Claude, est un vieux renard d’Afrique, il a même été garagiste au Niger, à Agadez, jusqu’à ce que la police le force à quitter le pays… pour trafic de voitures. L’un de ses copains a la main comme une pastèque : piqûre de scorpion. « C’est très douloureux, mais ce n’est pas dangereux », déclare Claude. On aimerait mieux ne pas avoir ce genre de problème… Nous réussissons à soulager sa douleur avec nos médicaments. Notre trousse à pharmacie a son utilité ! Nous restons avec nos nouveaux amis, et maintenant, nous sommes sept à ne rien faire dans la fraîcheur toute relative du petit troquet. Nous sommes tellement habitués à cette oisiveté que nous regardons passer le temps sans nous ennuyer le moins du monde.

Pour le dîner, le soir, nous préférons réchauffer des conserves et faire griller de la viande de mouton sur le barbecue des « routiers sympas ». Ils ont tout le confort dans leur poids lourd, même des sièges de 404 Peugeot, car ils ont une voiture complète en pièces détachées. Ça rend bien des services parfois, autant à celui à qui ils vendent la pièce qu’à eux-mêmes. C’est un commerce assez rentable, et les douaniers eux aussi en profitent. Claude leur fait cadeau d’une boîte de vitesses, ça les met dans de bonnes dispositions pour demain ! De toute façon, si Claude ne réussit pas à avoir cent litres d’essence pour nous, il pense pouvoir charger notre 4L dans son Berliet jusqu’à Gao ! En transvasant notre essence dans la 404, le problème serait résolu.

Une nuée de gars du village viennent nous proposer d’acheter notre camping-gaz, notre casserole, notre gonfleur, notre boussole, notre cuillère, la voiture… Ça nous fait rire un moment, mais pas toute la soirée !

 

Lundi 25 juillet 1977.

Tessalit PK 805 - PK 894 (89km).

Nous passons la matinée à Tessalit. Ce n’est pas très gai : il n’y a que de l’eau à boire, et elle n’est pas fraîche ! Les camionneurs sont affairés autour de la Land Rover des flics : ils nettoient le moteur, démontent, astiquent, remontent… « Un coup de frime » comme dit Claude. Il se montre très attentionné, car il aura besoin d’être bien vu à la douane, s’il veut passer facilement lors des prochains voyages ! Et tout ça, ça fait notre affaire, car il demande cent litres d’essence pour nous, et il obtient satisfaction aussitôt, et à un prix très honnête. Il nous suffit d’ajouter quelques médicaments, et tout le monde est content ! Je ne faisais donc pas un procès d’intention aux militaires quand je prétendais hier qu’ils nous faisaient croire n’avoir plus de carburant pour nous le vendre plus cher ! L’Afrique, c’est la jungle, même en plein désert!

Les réservoirs presque pleins, nous reprenons la piste le cœur en fête en fin d’après-midi. Nous roulons à trente à l’heure, et ce n’est pas toujours amusant, mais il faut ménager sa machine. Sur cette grosse tôle ondulée, on ne peut aller que très vite ou très lentement. Si l’on va à quatre-vingts, les roues « volent » au-dessus des ondulations du sol, et on ne ressent pratiquement aucune vibration. Mais on conduit alors avec aussi peu d’adhérence que sur du verglas, et il faut suffisamment de puissance pour pouvoir se lancer ! À chaque fois que la vitesse diminue, on a l’impression de se trouver sur un vibromasseur ! Et la voiture se déglingue complètement, ce qui est plutôt ennuyeux !

Par endroits, la piste est entièrement labourée par les camions, et nous finissons par rester plantés, mais grâce à la force de Titan de Pancho qui pousse comme un éléphant, nous sortons du « passage mou » sans avoir recours aux échelles de désensablage !

Le soir, au bivouac, nous écoutons le vent, nous savourons le thé et nous observons les étoiles en nous disant que nous avons bien de la chance d’être seuls dans le désert… Marc ne parle même plus de bière !

 

Mardi 26 juillet.

PK 894 - PK 1007. (113 km)

Nous repartons au lever du jour. On nous a promis beaucoup de sable après le village d’Aguelhoc, et nous voulons passer « la Merkouba », cette zone de dunes, de très bonne heure, car le sable est un peu moins fluide et « porte » mieux, avant la chaleur. Soudain, en face de nous, un cordon de dunes d’un beau jaune orangé, que la piste attaque de face, bien droite. Chaque fois qu’un véhicule s’est planté, il a laissé un trou parfois assez profond pour y cacher un dromadaire ! Nous sommes loin des nids de poules de Reggan ! Nous restons bloqués dans un passage très mou. Le sable est si fluide qu’il se dérobe même sous nos pieds. La voiture s’est enfoncée des quatre roues en même temps. Il est totalement inutile d’essayer de s’en tirer en accélérant : il faut sortir les pelles, les échelles, les grillages, pousser… Dès que les roues se retrouvent sur la partie molle de la piste, le problème se renouvelle, et il faut recommencer sans cesse ! Nous mettons plusieurs heures pour parcourir un kilomètre. La 404 a moins de problèmes que nous, et c’est une chance, car s’il fallait « galérer » ainsi pour les deux voitures, nous serions tout à fait découragés ! Nous avons commis une erreur qui peut être fatale : nous n’avons pas refait nos provisions d’eau sérieusement, et il nous reste tout bêtement, seulement dix litres ! Nous voilà plantés sur des dunes brûlantes, sur le coup de midi, avec en tout et pour tout, deux litres d’eau chacun. Nous n’en sortirons pas ! Il nous faut nous résigner à attendre du secours en économisant au maximum nos réserves ! Nous sommes inquiets, car à part le Berliet de Claude, aucun camion n’est passé pendant deux jours… S’il nous faut rester, en plein soleil, plus d’une journée, nous ne tiendrons pas ! Nous fixons une couverture entre les deux voitures, et nous attendons, allongés et sans bouger, que la chaleur tombe. J’ai pris un coup de soleil en désensablant la 4L, et je commence à avoir des hallucinations. Marc a le malheur de prononcer les mots « bouteille », « glaçons », « buée », et Pierre veut lui « écraser sa gueule, s’il ne la ferme pas tout de suite ! » Pancho ne réagit plus : il est anéanti, cuit, grillé ! Nous commençons à délirer, c’est inquiétant. L’après-midi passe, puis la nuit tombe. Nous envisageons d’envoyer la 404 « en éclaireur » dès demain, car il doit y avoir de l’eau à Aguelhoc, mais le problème, c’est que s’ils s’ensablent, ils n’arriveront pas à se tirer d’affaire facilement, car ils ne seront plus que deux : un au volant, l’autre pour pousser ! Voilà le dilemme ! Les avis sont partagés, on ne sait trop quelle décision prendre. Nous somnolons, nous perdons un peu notre sang-froid, et nous envisageons même de tirer une fusée de détresse… Soudain, la discussion porte sur un tout autre sujet : Pierre a entendu un moteur au loin. Il est certain que ce n’est pas le souffle du vent, car le bruit se rapproche, et l’on distingue bientôt très nettement un nuage de poussière dans le lointain. L’espoir renaît ! Un camion ! Nous échangeons de l’eau contre des boîtes de lait et du « pain de guerre ». Ils ne peuvent pas nous remorquer, car, en s’arrêtant, leur vieux « bahut » s’est ensablé lui aussi. Nous admirons la technique pour nous sortir de là : deux coups de pelles, ils placent des plaques de désensablage devant les roues motrices, d’autres sur les côtés qu’ils rabattent dès que le camion avance. Il prend ainsi suffisamment de vitesse pour rouler jusqu’à un endroit où le sable est plus dur, et nos sauveteurs repartent ainsi, en nous affirmant qu’un camion militaire devrait arriver dans les parages demain matin. La nuit tombe brusquement, sans apporter de fraîcheur. L’eau que nos sauveteurs nous ont laissée est presque imbuvable, car elle était stockée dans une chambre à air de camion, et elle a un fort goût de caoutchouc ! En plus, ils ne nous en ont donné qu’une faible quantité, car eux-mêmes partent avec de petites réserves, vu qu’ils ne boivent pas autant que nous. Pour ne pas nous épuiser à creuser le sable et à pousser, nous nous recouchons avec la ferme intention de sortir les voitures de ce mauvais pas dès demain matin, avant le lever du jour !

Alors que nous dormons d’un sommeil comateux, à onze heures passées, nous percevons le bourdonnement d’un diesel dans le lointain, puis la lueur des phares de deux camions, à une dizaine de kilomètres, peut-être, mais ne se dirigeant pas dans notre direction. Il s’agit certainement des militaires tant espérés ! Nous allumons le phare de toit, et lançons des appels de détresse en direction des véhicules. Ils changent de cap, et se dirigent vers nous. Ce sont deux énormes GMC six roues motrices, et le remorquage de la 4L ne leur pose aucun problème. Les militaires sont fiers de leur supériorité mécanique, et ils semblent tout à fait heureux de nous rendre service. À l’aide d’un câble, ils nous remorquent pendant les cinq kilomètres de dunes, jusqu’à ce qu’on retrouve une portion de piste plus confortable. Ils n’acceptent aucun cadeau, seulement un paquet de « pain de guerre », par curiosité… Nous nous rendormons sur le dur, après la « Merkouba ». Sauvés !

 

Mercredi 27 juillet 1977.

PK 1007 - Tabankort, PK 1130. (123 km)

La piste ? De la tôle affreuse, des cailloux, des trous, mais nous avons le moral ! On chante dans la voiture, on essaye de coincer les perdrix grasses comme des poules qui courent devant le capot, et s’envolent au dernier moment, comme pour nous narguer… On rêve de rôti préparé par Marc, le cuistot ; Pierre coud des chiffons pour se faire une ceinture portefeuille.

Nous arrivons à Anefis, un petit village perdu parmi les épineux, dans une brousse infâme… Nous sommes à nouveau à court d’essence, et le seul policier du village n’a pas une goutte à nous céder. Sa vieille 404 est sur cales depuis bien longtemps déjà, semble-t-il, en tout cas elle disparaît sous une grosse couche de poussière ! Le moral en prend un coup, parce que nous pensions trouver de quoi nous ravitailler ici ! Nous plantons la tente devant le poste des militaires, et nous tenons une réunion au sommet. Pancho et moi partirons à Gao, alors que Marc et Pierre feront une escale forcée de quelques jours dans ce petit village où l’eau de l’unique puits est jaunâtre et a un affreux goût de purin. Nous passons l’après-midi avec le gros flic du village. Il n’a pas beaucoup de travail, ici, et il trouve la vie très agréable ! L’eau ? Il prétend que c’est la terre autour du puits qui lui donne ce goût, mais « elle est très bonne »…

Quand le soleil se fait un peu moins mordant, nous siphonnons le réservoir de la 404, et nous continuons vers Gao avec la 4L, car c’est la voiture qui consomme le moins. Pierre et Marc risquent de trouver le temps long en attendant que nous leur renvoyions de l’essence ! Nous n’aurons aucun moyen de communiquer, car il n’y a pas de téléphone dans ce petit bled ! La chaleur fait place à la douceur nocturne, et nous nous arrêtons à Tabankort pour passer la nuit.

 

Jeudi 28 juillet 1977.

PK 1130 - PK 1370 : Gao. (240 km)

Dès le matin, nous avons la visite d’un Targui bigleux et de deux gamins. Nous leur donnons quelques rations de pain de guerre, mais le vieux reste la main tendue en louchant sur le reste de nos provisions… Nous n’allons tout de même pas jusqu’à lui préparer des tartines, mais nous remarquons que ce n’est pas une bonne solution de donner un peu partout, et nous sommes fatigués de jouer les épiciers bénévoles… « Dis, t’as pas du sucre ? T’as pas du sel ? T’as pas gâteaux ? T’as chemise à ma donner ?… ». Ras-le-bol ! Ces pauvres gens n’ont rien, sur l’unique étagère de leur épicerie, il n’y a que quelques boîtes de sardines rouillées qu’ils n’ont même pas les moyens d’acheter !

Après Tabankort, la piste n’est pas tellement évidente à suivre, mais comme nous avons la boussole, et que nous sommes rusés, nous nous tirons très facilement d’affaire ! Puis voilà le sable. Un plateau couvert de petites dunes, avec un sable fin qui court au ras du sol, poussé par un vent brûlant ! Ça forme comme un petit nuage flou au-dessus de la piste, nous cachant le relief du terrain : c’est très gênant ! Nous sommes en plus obligés de rouler toutes vitres fermées, et avec le chauffage de façon à empêcher le liquide de refroidissement de bouillir ! C’est infernal, le thermomètre oscille entre soixante et soixante-cinq degrés dans la voiture ! Nous ménageons davantage le véhicule que nous-mêmes !

En plus, un passage de sable mou nous arrête… Nous avons la technique pour nous sortir de ce genre de piège, mais il faut tout de même déblayer devant les roues, poser les échelles, pousser… et le plus dur, c’est de récupérer les échelles métalliques à la fin, car la voiture les plante à chaque fois dans le sable, et il faut creuser pour les arracher du sol.

Première crevaison… Nous roulons parmi des arbustes dont les épines ressemblent à des clous de charpentiers ! Comme nous dégonflons les pneus à un kilo de pression, ils en deviennent très vulnérables ! Une deuxième crevaison, puis une troisième ; et nous arrivons à Bourem, un bled perdu au bord du Niger. Le fleuve est presque à sec, et il n’occupe que le fond de son lit, très loin de la rive. On dirait un petit oued sans importance. La saison des pluies n’a pas commencé!

Nous longeons donc le Niger en direction de Gao. La piste est affreuse, défoncée, coupée de bancs de sable, d’ornières, agrémentée de tôle ondulée… C’est l’enfer pendant presque cent kilomètres. Il nous faut rouler à vingt à l’heure, nous arrêter pour choisir l’endroit où l’on pourra passer sans problème, reconnaître le terrain à pied ! Et toujours ces buissons d’épineux… nous crevons cinq fois ! Pancho est obligé, à chaque fois, de démonter le pneu, de coller une pièce sur la chambre à air… et avec la chaleur, ce n’est pas ce qui l’amuse le plus ! Il est découragé, et moi, j’en ai marre de conduire dans de telles conditions ! Nous aimerions être à cinq mille kilomètres d’ici, au bord du Gabas, à Sévignacq !

Nous finissons bien par arriver à Gao à la tombée de la nuit, mais dans quel état ! Nous sommes couverts de poussière, assoiffés, affamés, fourbus, mais heureux, car nous sentons qu’un minimum de confort s’annonce à l’horizon. Il nous faut laisser nos passeports au poste de police à l’entrée de la ville, et nous allons directement à l’hôtel Atlantide. La chambre est presque propre, des moustiquaires un peu trouées sont tendues comme des baldaquins au-dessus des lits, mais dans la salle de bains, pas une goutte au robinet ! Nous étions prêts à intervenir auprès de la direction de l’hôtel, lorsqu’un employé se présente à la porte avec deux grands seaux d’eau… Alors là notre joie n’a plus de bornes : nous attendions une douche, on nous offre une cascade ! C’est plus que du confort, c’est le grand luxe ! L’employé comprend très bien qu’il aura de nombreux voyages à faire… car nous comptons bien enlever tout le sable qui nous recouvre de la tête aux pieds. Aussi, nous nous lavons à grands coups de seaux d’eau.

Nous descendons au bar, et nous sommes presque fringués comme des ministres. Presque, car la poussière s’est infiltrée partout, et nous n’avons plus un vêtement de propre ! Nous buvons avidement une bonne bière fraîche, et ça, c’est un plaisir qu’on ne devrait pas oublier de sitôt ! L’obsession durant ces treize jours de traversée du désert a été une bière avec de la buée sur la bouteille… et elle est là, devant nous, posée sur le bar… et on peut même avoir des glaçons si l’on veut ! Nous avons une pensée émue pour Marc et Pierre qui sont là-bas, à Anefis, en train de siroter leur purin tiède !

Nous dînons avec un vrai repas, dans de vraies assiettes, en buvant de l’eau fraîche et transparente. Nous avons bien fait de traverser le Sahara, ça nous a redonné de sens de la vie. Tous ces petits plaisirs quotidiens, nous y sommes tellement habitués, chez nous, que nous ne les apprécions même plus ! Ici, le moindre verre d’eau nous procure une telle joie que nous le dégustons comme s’il s’agissait d’un cru de vin millésimé ! En fin de compte, le Sahara, c’est comme les coups de marteau sur la tête, ça fait du bien quand ça s’arrête !

Le soir, nous allons traîner dans les rues en terre de la ville. Seuls les axes principaux sont goudronnés. Nous retrouvons les camionneurs rencontrés à Tessalit. Il y a beaucoup d’ambiance au « Twist-Bar », sorte de bar louche où la bière coule en cascade et où des filles vulgaires ricanent comme des oies affolées dès qu’on passe devant la porte ! Nous, nous préférons l’ambiance plus feutrée du bar de l’hôtel, et nous nous payons même le luxe de boire quelques Whiskies avec des glaçons.

 

Vendredi 29 juillet.

Gao.- (0 km).

C’est bien de dormir à l’hôtel, mais c’est un luxe qui revient cher ! Pour 4000 francs maliens (le prix d’une chambre dans un "trois étoiles" en France), nous n’avons ni draps, ni électricité, bien que le ventilateur soit installé, ni eau courante ! Mais le lit est bon, l’eau du seau n’est pas rationnée pour la douche, et la moustiquaire arrête presque tous les moustiques !

Nous voulons changer de l’argent, mais la banque du Mali n’accepte ni les billets de cent francs, ni ceux de cinq cents… et c’est justement les devises que nous avons apportées ! Nous nous débrouillons pour obtenir des dollars avec des touristes ; mais pour le change de cette monnaie américaine, il nous faut passer deux heures trente à la banque, car le cours du Dollar a changé justement aujourd’hui, alors le caissier doit faire ses calculs sur une demi-feuille de carnet, et ce n’est pas tout simple ! En sortant de la banque, je voudrais récupérer nos passeports, mais il me faut une assurance malienne pour circuler dans le pays en voiture. Je vais au bureau de l’assureur, mais il est justement parti pour la journée ! Alors il faudra attendre demain pour être en règle. Comme Gao est une petite ville et que les policiers savent que je n’ai pas d’assurance, je n’ai pas intérêt à utiliser la voiture, car ils en profiteraient pour me donner une amende… Ah ! C’est dur les colonies ! Nous traînons nos espadrilles dans les rues de Gao, et nous amassons de gros paquets de poussière qui se collent sur nos pieds « pédicurés » de frais. Nous nous adaptons fort bien au rythme africain : sieste, promenade à petits pas dans les rues, repos sur les marches de terre d’une maison de la ville…

Le soir nous mangeons pour 200 francs CFA dans un petit troquet qui ne mérite le nom de « restaurant » que pour les autochtones… Le riz au sable, c’est croustillant et ça bourre ! Nous sommes bien !

Nous rencontrons des Français qui retournent au pays par le Tanezrouft. Ils vont donc passer à Anefis. Nous leur confions deux nourrices d’essence pour nos malheureux compagnons de voyage qui doivent se morfondre en buvant de l’eau croupie sous leur arbre !

Dans la rue, nous rencontrons Claude, le camionneur, et il est très satisfait, car il vient d’échanger une mécanique de 404 stockée dans son camion et une somme de cent mille francs maliens, contre tous les permis poids lourds, même le transport en commun, et sans même toucher un volant. Il estime que c’est une bonne affaire, car ces permis sont reconnus en France. Ici, il suffit de connaître du monde ! Dorénavant, il pourra traverser la France sans avoir recours à un chauffeur « diplômé ».

 

Samedi 30 juillet 1977.

Gao.

Nous flânons au bazar des antiquaires le matin, et nous allons au camp des Touareg pour leur demander de fabriquer une Croix du Sud en argent avec les pièces de cinq francs que j’ai apportées de France. J’assiste au travail de l’artiste : il place quatre pièces dans un petit creuset de terre qu’il recouvre de charbon de bois. Un gamin actionne le soufflet très rudimentaire, composé de deux poches de cuir. Le charbon devient ardent et l’argent fond rapidement… (C’est ce qu’on appelle de l’argent liquide) alors, le Targui creuse un moule dans le sable, et il y coule le métal en fusion. Il obtient ainsi une barre épaisse comme le doigt qu’il entreprend d’aplatir à coups de marteau sur une enclume fabriquée avec un cardan de camion. En prenant modèle sur le schéma que je lui ai donné, le forgeron-bijoutier ébauche la croix à l’aide d’un burin, puis il termine le travail à la lime et au poinçon. Le résultat est remarquable !

Le soir, nous sortons et nous allons boire l’apéritif avec des voyageurs comme nous, rencontrés par-ci par-là. Claude arrose ses nouveaux permis et ce n’est pas triste ! Il connaît déjà la moitié de la population de Gao, et à lui, tout le monde le connaît. C’est ça le sens de la relation publique ! Nous nous rendons au Twist Bar, le lieu de rendez-vous de la jeunesse de Gao ! Les fréquentes pannes de courant font que la musique passe en pointillés, mais ça braille bien, et les Africains sont contents ! Nous avons vu un gamin de neuf ans venir acheter une bouteille d’un quart de litre de Whisky et goûter à grands coups au goulot pour juger lui-même de la qualité du produit… Même Pancho ne faisait pas ça quand il était « à la communale » !

 

Dimanche 31 juillet.

Gao.

Je filme la rue quand un policier m’interpelle, et me demande « mon permis de photographier ». Il me récite une litanie apprise par cœur, avec cette façon de s’exprimer un peu désuète qu’ont les Africains soucieux d’étaler leur instruction et leur culture. : « Tu n’as pas le document nécessaire à la pratique de la prise de vues photographiques. Tu dois donc me suivre au poste de police où l’on va te délivrer expressément ce document indispensable ! » Me voilà donc prêt à perdre une bonne partie de la matinée en formalités inutiles. Ciel que les Africains sont paperassiers ! C’est peut-être une façon de se rassurer et de s’imaginer que des lois existent, et qu’elles sont appliquées ! Je signe un document où il est mentionné que je peux « photographier les monuments publics, les lieux publics, les places publiques, mais pas les casernes, ni les militaires, ni les choses pouvant porter atteinte à la pudeur, à la sécurité ou nuire à la République du Mali ». C’est précis et vague à la fois !

Je pars flâner sur le marché. Les miasmes pestilentiels me guident vers les étals de poissonniers. Les mouches tournent inlassablement autour de poissons qui n’ont plus depuis longtemps l’air appétissant. Les marchands agitent nonchalamment leur chasse-mouche, mais les insectes attendent qu’ils soient occupés à rendre la monnaie pour vite aller pondre un petit œuf tout frais sur les écailles ternes et gluantes. Pancho déclare que ce soir, au restaurant, il ne commandera pas de poisson… en cas… Deux charmants petits gosses qui me suivent partout depuis jeudi me guident dans la ville :

__« Dis Patron, t’y veux du thé ? Achète du thé !

__Non, j’en ai déjà…

__Patron, y’en a beaucoup du riz, c’est bon tu sais le riz !

__Ouais ouais, mais j’en ai déjà ! Et puis ne m’appelle pas « Patron » !

__D’accord !… Patron ! Tu veux pas la viande du mouton ?

__Non ! et je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler « Patron », ça m’énerve !

__D’accord Patron! »

Même les enfants ont du mal à se débarrasser de leurs manies ! Ils disparaissent un instant, vont acheter pour cinquante francs maliens de thé qu’ils m’offrent l’air épanoui : « Tiens, c’est cadeau, patron ! »

L’après-midi, entre deux douches, je flâne parmi les étals d’antiquaires, et je réussis à me laisser séduire par une petite statue africaine d’art très naïf. Je l’échange contre des pièces de cinq francs en argent. J’ai fait baisser le prix en divisant par quatre, la somme demandée par le marchand. Je suis satisfait de mon acquisition, le commerçant me cède l’objet avec un air déçu, mais je sais bien que lui aussi a fait une affaire. C’est ça le marchandage : le client est sans pitié, il faut savoir lui donner l’impression qu’il a conclu le marché qui va contribuer à mettre le commerçant sur la paille !

Il est cinq heures en cette fin d’après-midi dominicale, quand un assourdissant vacarme éveille tous les Africains assoupis sous leur arbre ou dans leur échoppe. Les gosses arrivent en courant : « Patron, patron ! Tes amis sont arrivés ! ». Pierre et Marc descendent de leur tas de ferraille couverts de poussière : « Ah ! Nom de Dieu, on s’est payé un vent de sable à ne pas y voir à dix mètres ! En plus, le pot d’échappement a lâché ! » Malgré les quatre jours à attendre sous un arbre, nos deux lascars n’ont pas l’air déprimé. Quelques jours de plus, et ils devenaient chefs du village !

Dès leur arrivée à l’Hôtel Atlantide, ils réhydratent leurs cellules à grands coups de bières fraîches. Marc croit rêver !

Nous partons, avec nos deux petits guides, au bord du Niger, dans un petit village très sympathique. Nous nous installons dans un coin tranquille, Marc sort une cassette de rythmes africains du Burundi. Il monte un peu le volume de l’autoradio, et des gosses intimidés au début, se mettent à taper dans les mains, et à frétiller en cadence. C’est bientôt tous les gosses du village qui entourent les voitures, et l’ambiance est à la fête !

 

Lundi 1er août 1977.

Gao - Ansongo (97km).

Ce matin, je récupère enfin l’assurance si nécessaire et si inutile, la police nous rend nos passeports, et l’on réussit à changer des francs à la banque… Il faut toute la matinée pour mener à bien ces quelques formalités de départ ! Nous mangeons comme des goinfres, et nous payons, à l’hôtel, une addition longue comme une file d’attente de cinéma ! Cinq jours de pension à l’hôtel Atlantide, ce n’est pas donné !

Nous nous étions habitués trop vite à la douche quotidienne, au repos sur le lit, au semi-confort, et quand nous retrouvons la tôle ondulée, six kilomètres après Gao, nous comprenons que le voyage continue. Nous traversons des palmeraies presque miteuses, des campagnes presque verdoyantes, nous louvoyons entre les ornières, nous vibrons sur la tôle ondulée, et Pancho répète inlassablement : « C’est quand même mieux que Bourem - Gao ! » Il se console en faisant appel à ses souvenirs, Pancho !

La température du liquide de refroidissement, dans le radiateur, frôle les cent dix degrés… Il nous faut donc mettre le chauffage et supporter de voyager dans un four ! C’est insupportable ! Dans le Tanezrouft, on acceptait les soixante-cinq degrés dans la voiture, car c’était le désert… Et en plein Sahara, il faut qu’il fasse chaud, sans quoi nous serions déçus… mais ici, nous aimerions bien être tranquilles, et avoir un peu plus de confort. Nous sommes dans une brousse sans aucun attrait, au milieu des buissons d’épineux, dans un Sahel au bord de la misère, à cause de la sécheresse qui sévit depuis quelque temps dans la région !

Tiens, la voiture a un comportement un peu bizarre non ? Aurions-nous crevé ? Hé oui ! Le pneu se dégonfle lentement. Nous nous arrêtons : une nuée de gamins arrivent en courant des quatre points cardinaux. Nous regonflons de façon à pouvoir fuir l’essaim sans cesse grossissant. Une centaine de mètres plus loin, nous voilà ensablés : les gosses nous rejoignent. Comment ont-ils la force de courir avec cette chaleur !

__« Dis Patron, cadeau ! cadeau ! Donne-moi stylo, cahier, bonbon… De l’argent !… »

__« Du fric ? et quoi plus ! Faut pas pousser non plus ! » répond Pancho un peu énervé. Alors, pour désensabler la voiture, il est seul à pousser ! Il y a des phrases qu’il vaut mieux ne pas prononcer !

 

Mardi 2 août 1977.

Ansongo - Tillabery (231 km)

Doux réveil au lever du jour ; la nuit fraîche nous a redonné du courage. Nous déjeunons assis sur la couverture sous le regard intrigué d’un jeune scorpion qui payera de sa vie sa curiosité ! Nous reprenons la piste vers le Niger. À la frontière, nous déchargeons les voitures. Nous nous y attendions, alors nous prenons notre mal en patience, et nous gardons le sourire. Quand toutes nos « richesses » sont étalées autour de la 4L et de la 404, nous voyons arriver un douanier, sympathique, le sourire jusqu’aux oreilles. Il nous serre la main et commence son inspection :

« _Ça, qu’est-ce que c’est ?

__ De la vitamine C !

__Ah bon ! Et ça ?

__De la levure de bière !

__Ah bon ! Et ça ?

__Des nouilles !

__Ah bon ! Et ça ?

__Des élastiques !

__Ah bon ! Et ça ?… … »

Et ça dure un bon moment, car il inspecte tout notre matériel par curiosité, surtout ! Bien sûr, à force ça fait long, mais c’est le folklore, et il faut s’y prêter gentiment. Finalement, tout se passe bien ! En Afrique, le temps ne compte pas. Donc, il est très mal vu de s’impatienter. Satisfait de sa visite, le douanier nous serre la main, et c’est tout juste s’il ne nous remercie pas du bon moment qu’on lui a fait passer. Il nous laisse repartir jusqu’à l’autre frontière distante d’une vingtaine de kilomètres. Nous entrons au Niger, et le douanier est un peu moins curieux que son collègue malien ; il se contente de poser des questions. Il n’a pas envie de répertorier nos ustensiles ! Bon, ça va ! On peut continuer. Nous ne sommes que de passage…

La piste menant à Tillabery est assez défoncée par les pluies récentes. Heureusement, la boue a séché et nous passons assez facilement. Nous nous arrêtons à quelques kilomètres de Tillabery et nous installons notre camp au bord de la piste. La nuit, nous sommes dévorés par des moustiques gourmands qui ont du goût, puisqu’ils me préfèrent à mes petits copains… Je suis attaqué de toutes parts !

 

Mercredi 3 août.

Tillabery - Niamey (227 km).

Nous trouvons le goudron à Tillabery, après mille six cent cinquante kilomètres de piste, ça fait plutôt drôle ! C’est bizarre, cette impression de rouler sur du velours ! Le confort quoi ! Le paysage est typiquement africain : de la brousse avec des acacias s’étalant en forme de parasol, quelques épineux, des villages où les cases de terre ocre se blottissent sous de maigres arbres… mais il manque les girafes pour parfaire cette image d’Épinal !

Le ciel devient de plus en plus menaçant, l’horizon de plus en plus noir, et le paysage semble prendre des teintes vert tendre ! Nous nous dirigeons droit sur un orage. C’est sous des trombes d’eau que nous pénétrons dans la capitale : Niamey a fondu sous l’averse ! Trois cents appartements se sont écroulés, de nombreuses familles sont sinistrées, les rues sont transformées en torrents de boue, et des gens pataugent en essayant de déboucher les canalisations. Nous aurons tout connu au cours de ce voyage, de la sécheresse aux inondations !

Nous passons par les quartiers résidentiels : des villas cossues perdues dans la verdure, la poste, les ambassades, le palais de justice… tout le reste de Niamey n’est qu’un gros village aux rues mal asphaltées et aux impasses boueuses ! On ne voit qu’un immeuble, de hauteur plutôt modeste, au centre de la ville, et on n’a pas l’impression de se trouver dans une capitale !

Nous passons le reste de l’après-midi devant une bière fraîche au Bar Rivoli, lieu de rendez-vous de tous les touristes. Les boissons sont chères, mais on y rencontre des voyageurs qui colportent les dernières nouvelles concernant les différentes pistes d’Afrique Occidentale !

__« La piste de Ouagadougou ? Oh ! C’est infernal : des trous, de la tôle, de la boue ! »

Heureusement, nous n’allons pas par là !

__« La piste de Tamanrasset ? Oh ! Elle est pourrie : des trous, de la tôle, du fech-fech… »

Là, c’est plutôt ennuyeux, car c’est justement celle que nous sommes forcés d’emprunter pour le retour ! On nous donne au kilomètre près, tous les renseignements, toutes les petites combines qui rendent le voyage réalisable. Chacun est là, dans le bar, avec sa carte dépliée sur la table et son carnet de bord ! On se croirait au PC de quelque bataillon en opération de campagne !

Le soir, nous allons camper sur une colline dominant le fleuve Niger. Le décor est féerique, l’air frais respirable, et les moustiques un peu paresseux. Nous préparons quelques grillades sur un feu de bois, mais l’averse vient gâcher la fête en nous obligeant à nous réfugier dans les voitures.

 

Jeudi 4 août 1977.

Niamey.

Niamey, on en a vite fait le tour ! Nous avons du mal à trouver un magasin de disques ou de musique africaine… Nous allons au garage Renault pour faire relever la voiture qui touche presque par terre et qui cogne tous les cailloux de la piste. Cela nous prend la matinée ! Faire la correspondance, écrire les articles pour le journal local, ça nous prend l’après-midi ! Le soir, nous campons près d’une clinique, non loin des rives du Niger, en compagnie des moustiques. Quelle vie ! Par moments nous sommes si fatigués que nous ne savons plus trop où nous sommes, mais à aucun moment nous ne regrettons de nous être lancés dans cette aventure !

 

Vendredi 5 août.

Niamey - Dosso (103 km)

Le marché de Niamey est vraiment typique : des odeurs d’épices ou de poisson, de la viande, des cris, et surtout des couleurs, beaucoup de couleurs, car les femmes sont toujours enveloppées dans des « boubous » rouges à fleurs vertes ou bleus à fleurs jaunes… Tout ce qu’elles achètent, elles le mettent sur leur tête ; ça peut aller de l’encombrante nasse en osier au petit paquet de biscuits. Des bébés parfois minuscules se balancent sur leur dos sans jamais crier ni pleurer, et nous regardent avec de petits yeux noirs comme des billes.

À la banque, les ventilateurs brassent de l’air frais. Tous les sièges du hall d’accueil sont occupés, c’est la foire, le lieu de rendez-vous de tous les gens qui ont trop chaud dehors ! Nous préférons trouver un coin d’ombre tranquille, où nous attendons l’heure d’ouverture pour visiter le zoo-musée. Pancho répare les chambres à air crevées, juste pour ne pas trouver le temps long ! À quatre heures, nous visitons le musée, qui est, d’après nos renseignements, l’un des plus intéressants d’Afrique. En ce qui concerne les animaux, le lion est rachitique, l’autruche déplumée, et les singes bien tristes ! Le rayon archéologique ne manque pas d’intérêt, mais c’est surtout le « quartier des artistes et des artisans » qui nous passionne. On peut observer les tisserands, les peintres, et on admire l’habileté des joailliers. Pancho va pouvoir s’installer dans un coin pour montrer comment on répare quatre chambres à air en cinq minutes…

À six heures et demie, nous repartons vers Dosso avec un goudron souvent dégradé, mais tout de même préférable à une mauvaise piste. Sur le bord de la route, nous retrouvons Marc et Pierre en panne d’alternateur. Heureusement que le mécanicien Pancho est là !

Le soir, nous campons dans un nuage de moustiques, de papillons et de bestioles diverses !

 

Samedi 6 août.

Dosso - Parakou (527 km)

Nous passons la frontière du Bénin très vite. C’est étonnant… Les douaniers sont très sympathiques, tout se passe très bien, avec le sourire, et on leur donne des autocollants pour leur moto. Un immense panneau stipule : « REPUBLIQUE POPULAIRE DU BÉNIN : notre devise est le socialisme, notre voie, le marxisme-léninisme, nous avons choisi, nous n’avons plus le choix ». Dès que nous passons la frontière, le paysage change. La brousse est remplacée par des cultures : riz, maïs, blé, pommes de terre. Les paysans travaillent dans les champs, et ils n’ont plus le temps de faire cercle autour de la voiture quand nous nous arrêtons. Je ne sais pas s’ils ont choisi de travailler, mais une chose est certaine : ils n’ont plus le choix ! Sur le bord de la route très bien asphaltée, des femmes transportent tout ce qui peut se transporter sur la tête : du bois, du maïs, des bassines pleines de blé ou de linge… Nous disons « bonjour » à tout le monde, sans oublier personne, et les Béninois répondent par des sourires pleins de dents et de grands gestes d’amitié. Au moindre coup de klaxon, les piétons se réfugient sur le bas-côté, et les cyclistes plongent dans le fossé. Il faudrait vraiment le faire exprès pour les écraser !

À Gamia, un petit village agricole sans importance, nous nous arrêtons dans une ferme modèle où Yves, un copain de Lembeye, avait travaillé pendant trois ans comme « volontaire du progrès ». Nous sommes reçus à bras ouverts, et traités comme des Rois : bière fraîche, Coca-Cola, Fanta… Robert, le responsable de la ferme, nous invite à rester parmi eux quelques jours, mais nous devons continuer notre voyage. Alors, il nous fait promettre de revenir vendredi pour filmer le marché du village.

À Parakou, plus de route goudronnée. Nous prenons la direction de Bohicou par une piste pourrie, infernale, en tôle ondulée à tout casser. Au bout de vingt kilomètres à rouler à une vitesse d’escargot, nous ne tenons plus, et nous nous arrêtons pour camper. Pierre ayant réussi à tuer une grosse pintade sauvage sur la route, nous nous régalons avec un succulent rôti préparé par Marc. Il y a du bon, quand on a un cuisinier dans le groupe !

 

Dimanche 7 août.

Parakou - Bafilo (257 km)

La piste étant affreuse, nous décidons de passer par Djougou et le Togo. Nous quittons « les Nantais », car ils doivent réparer leur voiture, et nous n’avons pas prévu le même itinéraire. Nous nous retrouverons peut-être à Lomé, au Togo. Heureusement, la piste que nous empruntons est un peu plus carrossable ! Nous faisons même des pointes à quatre-vingts kilomètres-heure, la tôle ondulée étant moins prononcée que sur l’autre itinéraire. Ce n’est pas du billard, mais nous ne nous plaignons pas, car nous avons connu pire ! Par moments, la voiture vibre, avance en crabe, fait un affreux bruit de ferraille, mais elle ne part pas en morceaux et elle avance toujours. Les piétons s’enfuient jusqu’au milieu des champs quand ils nous entendent arriver. Ils s’éloignent du panache de poussière qui recouvre tout dans notre sillage, et en plus, comme ils ont l’habitude des taxis-brousse, ils savent que nous ne sommes pas maîtres du véhicule : alors, ils se méfient. D’ailleurs, pour nous aussi, le taxi-brousse est un sérieux sujet d’inquiétude. Lorsque nous en croisons un, il vaut mieux serrer à droite, car il louvoie sur la piste, et on ne sait jamais si on va pouvoir se croiser sans dommage ! Et c’est ensuite le moment le plus angoissant, car nous roulons, pendant quelques instants, dans un nuage de poussière très opaque, et nous craignons toujours qu’un autre véhicule ne se trouve dans ce brouillard… Cette poussière pénètre partout, et nous ne tardons pas à devenir rouquins.

Nous découvrons de sympathiques villages où les habitants ne parlent malheureusement pas français. Les minuscules cases rondes sont disposées en cercle autour d’une cour minuscule revêtue de terre battue. On dirait presque des villages de Schtroumfs. Les enfants, très timides au début, s’approchent petit à petit, et ne tardent pas à rire et à venir autour de nous ! Les adultes sont plus réservés, parfois craintifs.

Pancho répare la douzième crevaison et c’est ce qui le rend hargneux, et presque dangereux, car il brandit les démonte-pneus avec des gestes désordonnés. Il est vrai que la faim nous rend un peu irascibles ! À Djougou, nous mangeons dans un restaurant qui ne voit pas souvent de clients, et nous fixons nous-mêmes les prix. Nous pouvons aussi nous doucher, et c’est vraiment nécessaire, mais nous avons peur de boucher la douche !

À la frontière, nous sortons du pays en dix minutes, en conversant avec d’aimables douaniers qui craignent que le poste togolais ne soit fermé. Ils nous proposent même de revenir ici et de passer la soirée avec eux si l’on ne nous laisse pas passer. Au Togo, cinq minutes suffisent, car le policier de service part sous un arbre pour jouer « aux petits chevaux » avec ses collègues, et il se débarrasse de nous avec un sourire et deux paroles…

Nous retrouvons le goudron à Lamakara : nous avons l’impression d’avancer sur coussins d’air ! Après les vibrations de la piste, c’est appréciable. Nous nous arrêtons dans un col pour faire griller une côte de bœuf très appétissante. Malheureusement, les bouchers n’ont pas de réfrigérateur, donc, ils ne vendent jamais de viande rassise ; alors, notre belle tranche saignante, elle aurait pu servir de semelle compensée ! Heureusement que nous avons acheté un demi-litre de vin rouge, ça passe bien et nous ne nous plaignons pas !

 

Lundi 8 août 1977.

Bafilo - Lomé (450 km).

Le temps est brumeux, quand nous repartons après avoir réparé la treizième crevaison ! Nous traversons un paysage tropical : forêts, arbres immenses, baobabs, termitières. Les cases se cachent timidement dans la végétation luxuriante. Elles sont toujours disposées autour d’une petite cour circulaire, constellées de greniers si petits qu’on dirait des ruches couvertes d’un petit toit de chaume. Dès que nous nous arrêtons, les gens viennent vers nous et nous saluent avec un grand respect… Je pense qu’ils nous prennent pour des extra-terrestres, car ils ne doivent pas souvent voir de « blancs » par ici ! Je tire une photo Polaroid, et c’est l’hilarité générale, les cris… La photo passe de main en main, en trente secondes, et après se l’être arrachée, quand les gens l’ont tous bien tripotée et admirée, nous passons pour des sorciers. Ils viennent de se reconnaître sur l’image ! Certains se voient en photo pour la première fois peut-être ; en tout cas, ça les amuse ! Ils sont d’accord pour me laisser filmer et photographier leur ferme dans ses moindres recoins. Malheureusement, ils ne parlent pas français. L’accueil est cependant formidable. Seul un bébé a peur de la grosse bête rose et poilue qui se présente devant lui : Pancho !

À côté du village de Atakpamé, nous nous rendons à une cascade au cœur de la forêt. Le site n’est pas connu, il nous a été signalé par des voyageurs qui, comme nous, mettent leur nez partout ! La piste pour y accéder est tellement défoncée que nous roulons au pas, et huit petits gamins nous suivent sans mot dire. Quand nous laissons la voiture pour continuer à pied, l’un veut nous porter le bidon d’eau, l’autre le matériel photo, ils sautent de rocher en rocher… Nous restons avec eux un grand moment, dans le fracas de la cascade qui nous projette au visage son souffle tiède et humide. Les arbres forment une voûte d’un vert glauque très haut, au-dessus de nos têtes. Ce qui amuse les enfants, c’est que les moustiques nous attaquent de toutes parts. Oh ! Comme le sable brûlant du Tanezrouft nous semble loin ! Pourtant, dans une dizaine de jours, nous serons à nouveau au cœur du Sahara.

Mais nous devons aller plus loin, toujours continuer, avancer, rouler… Nous quittons donc notre paradis et partons en direction de Lomé. La route goudronnée, bordée de bas-côtés de latérite marque le paysage trop vert comme une plaie noire et rouge. Nous avons l’impression de faire du toboggan sur les collines. S’il n’y avait pas les 404 bâchées des « taxis-brousse » pour nous inquiéter de temps à autre, ce serait une agréable promenade. Mais voilà, il nous faut parfois nous rabattre sur ces bas-côtés de boue rouge et glissante, et l’on sent à chaque fois la voiture se dérober et « partir en crabe ». Quand tout est tranquille, nous somnolons, derrière notre pare-brise, comme des poissons rouges qui assisteraient à la projection d’un film sur l’Afrique de l’Ouest… Entre deux crevaisons, Pancho « coince la bulle ». Dans chaque village, la police nous arrête ; il nous faut nous présenter au poste, et on nous met un superbe tampon qui occupe toute une page dans notre passeport. « Vu au passage à […] ». À ce rythme-là, nous n’aurons plus de page libre, et, au retour, les Algériens risquent de nous refouler sur Niamey en nous demandant de refaire un nouveau passeport ! Nous décidons donc de ne plus nous arrêter lorsqu’on nous fait signe : nous agitons les mains par les portières pour dire bonjour, et ça suffit amplement !

Nous entrons dans Lomé, la capitale du Togo. Nous nous faufilons entre les taxis, les cyclistes, les piétons sans écraser personne, ce qui tient du miracle. Soudain, face à nous, la mer, toute bleue, la plage de sable fin, doré, les cocotiers : la carte postale ! C’est ça, le voyage, cette alternance de bons et de mauvais moments : tout à l’heure la cascade, puis l’angoisse sur la route, puis le désert inhumain, et soudain une plage paradisiaque ombragée de cocotiers… C’est cette alternance de joie et de souffrance qui fait paraître les bons moments encore plus beaux ! Dans nos souvenirs, il ne restera sûrement que ces instants de bonheur.

À l’hôtel de la plage, nous nous goinfrons de steak, de poulet, de frites ; arrosé d’un bon vin rouge français, ce repas est aussi un cadeau des Dieux ! La vie d’explorateur peut avoir de bons côtés !

Le soir, nous retrouvons les Nantais, descendus par la piste infernale du Bénin. On repère facilement leur 404 vrombissant comme un avion ! Maintenant, ce sont les pipes d’échappement qui ont cassé… Nous établissons notre camp de base sur la plage. Un policier en civil vient nous informer que l’endroit est peu sûr, et qu’il vaudrait mieux aller dans un hôtel. Peu sûr ? Qu’est-ce qui peut être plus dangereux que le désert du Tanezrouft, les scorpions et les taxis-brousse ? Nous n’avons plus peur de rien ! Dans la soirée, nous sommes abordés par une créature drapée dans cinquante bons mètres de tissu. Pierre a la cote, car c’est le seul à avoir reconnu une femme dans cette apparition nocturne. Avoir la cote sur une plage du Golfe de Guinée, c’est normal ! Il connaîtra le grand Amour africain sur un sable humide qui le fait tousser et cracher ses poumons. Nous nous endormons sur des couvertures à même la plage, bercés par la respiration régulière de la mer…

 

Mardi 9 août.

Lomé - Frontière du Bénin (55 km).

Nous sommes réveillés dès six heures par un groupe d’une cinquantaine de sportifs matinaux qui courent sur la plage en martelant le sol de leurs pieds et en scandant le nom du Président : « Eyadema ! Eyadema ! Eyadema ! »… C’est l’heure de la culture physique. Nous ne nous mêlons pas à eux, nous restons couchés pour mieux les admirer. C’est beau le sport !

La 404 de Pierre et Marc a un réveil difficile : elle ne veut pas démarrer, elle regrette le climat sec du Sahara ! La baignade est vraiment trop dangereuse, la mer est agitée, avec des vagues courtes et très fortes. De plus, l’eau est quelque peu polluée, car la grande jetée de bois qui avance vers le large, perpendiculaire à la plage sert de toilettes à une bonne partie de la population de Lomé. C’est commode : pas besoin de tirer la chasse !

Nous devons impérativement partir, car nous voulons passer au Bénin, et la frontière risque de fermer. Nous perdons Marc et Pierre dans la ville qui n’est pourtant pas grande. Ils continuent leur voyage vers le Ghana et la Côte d’Ivoire… Nous nous reverrons peut-être en France au retour !

La route vers l’est suit la côte ombragée de cocotiers. Sur les plages de sable, les pêcheurs tirent leurs barques et réparent leurs filets. Quand ils reviennent vers la côte, leurs lourdes embarcations manœuvrées à la rame doivent franchir les dangereux rouleaux, et on les entend rire et chanter pour conjurer le sort, certainement ! Nous apprécions le calme et la beauté du paysage, mais la vie est certainement très rude pour ces pêcheurs, et leurs conditions de travail ne se sont pas améliorées depuis des siècles. Les cases bâties sous les cocotiers sont entourées du voile bleu, vaporeux, des filets de pêche étendus au soleil. On nous considère sans curiosité, avec indifférence : l’endroit est plus touristique que les contrées que nous venons de traverser ces derniers jours !

Nous arrivons à Grand Popo. C’est ainsi que les locaux appellent leur poste frontière avec le Bénin. Il est six heures cinq, la barrière vient de se fermer, et il ne nous est absolument pas possible de traverser : l’heure, c’est l’heure ! Nous passerons donc la nuit sur place…

 

Mercredi 10 août.

Grand Popo - Bohicon (326 km).

Le responsable du contrôle des passeports nous demande d’aller nous changer, car il trouve que nous ne sommes pas présentables. Il est vrai que tous nos vêtements sont imprégnés de poussière ocre, et nous n’avons plus rien de propre ! Nous enfilons une chemise à peine plus convenable, et le fonctionnaire est tout à fait satisfait. La frontière est vite traversée : fouille rapide des bagages, et c’est fait ! Jusqu’à Cotonou, la côte n’est pas aussi jolie que vers Lomé, car la route ne longe plus la mer. À Cotonou, partout de grands panneaux avec des slogans politiques que personne ne lit : « Le socialisme est notre voie, le marxisme-léninisme notre guide. » « Colonialisme hors d’Afrique » « Vive la Révolution ! »…

Nous prenons un taxi pour aller acheter un disque à l’autre bout de la ville. Il s’agit d’une vieille 4L qui vibre, qui tousse, qui ferraille et qui ressemble à une brouette réparée avec du fil de fer ! Nous craignons même de nous retrouver assis sur la route…

Nous quittons Cotonou, car la ville ne présente aucun intérêt. Nous préférons aller à Ganvié, la cité lacustre. Nous passons devant le croisement sans le voir, et nous ne nous apercevons de notre erreur que beaucoup plus loin. Donc, 25 et 25 kilomètres, soit cinquante kilomètres pour rien ! Bien que le préjudice soit « bénin », je peux dire que j’ai un très mauvais copilote ! Il est devenu un vrai Africain : un Africain qui n’« y voit rien » !

À Ganvié, nous affrétons une barque pour visiter la cité lacustre. Notre piroguier est très sympathique : il rit de tout, et sans arrêt. En ce moment, le lac n’est pas profond de plus d’un mètre, alors les villageois descendent parfois de leur barque pour lever les filets ; ils ramènent ainsi de tout petits poissons et des coquillages qu’ils déposent au fond de leur petite pirogue. Notre batelier va de l’un à l’autre pour acheter, à un prix dérisoire, du poisson qu’il vendra tout à l’heure en faisant du porte-à-porte. De ce fait, nous ne faisons que l’accompagner dans ses affaires, et ça arrange tout le monde : lui, parce qu’il montre ainsi qu’il fait du commerce avec des étrangers, et nous, parce que ça nous permet de côtoyer les villageois. Les maisons, simples huttes de bois construites sur pilotis, couvertes de chaume, semblent misérables. Pourtant, les villageois montrent une joie de vivre que l’on ne trouve que rarement dans les campagnes environnantes. Les enfants se déplacent en pirogues avec une dextérité surprenante, à l’aide de longues gaffes. Les femmes se rendent au marché flottant, coiffées de chapeaux de paille aux larges bords, la pirogue débordant de marmites et de sacs de légumes ou de petits poissons séchés… Le bar du village est facile à repérer, c’est le seul bâtiment couvert d’un toit de tôle.

Dès que nous retrouvons la terre ferme, nous retrouvons une route agrémentée d’ornières qui fut peut-être goudronnée, il y a de cela très longtemps ! À Bohicon, nous nous apprêtons à camper devant le « centre culturel ». Mais dès que nous nous installons, un « membre du Parti » nous demande l’autorisation du maire. Comme il n’est pas là, il ne peut pas nous autoriser… Alors, nous allons chez le « Premier Responsable » qui est absent lui aussi… Nous prenons « le risque » de rester là sans autorisation !

 

Jeudi 11 août 1977.

Bohicon - Kouandé. (515 km)

Dès le lever du jour, nous « hissons la grand-voile, » et filons plein nord, par une petite piste vers Djidja et Savalou. Nous sommes sur une voie si peu fréquentée que l’herbe pousse sur la piste… Nous ne rencontrons aucune voiture, et nous nous demandons même, si nous allons déboucher quelque part ! À notre approche, les piétons se précipitent dans les champs, et les cyclistes plongent dans les fossés. La piste est assez bonne, et cela nous permet de maintenir une moyenne acceptable. « Il n’y a pas d’escaliers » (C’est ainsi que les Africains nomment la tôle ondulée !), pas trop de trous, et à partir de Savalou, c’est presque une autoroute : de la latérite bien nivelée, avec des rigoles sur les côtés. Nous roulons à quatre-vingts à l’heure, en espérant ne pas avoir besoin de freiner, car dans ce cas-là, nous ne sommes plus maîtres de notre vitesse. L’inconvénient, c’est la latérite, une fine poussière rouge, grasse, qui colle et pénètre partout ! Tiens ! Voilà la pluie, une petite bruine persistante rendant la piste plus glissante que si elle était enneigée. Les virages deviennent acrobatiques. Qu’à cela ne tienne, nous sommes équipés pour tous les terrains : nous montons les roues avec les pneus « neige et boue ». Comme ce sont des pneus cloutés, ça intrigue les Africains qui n’ont jamais vu telle anomalie : « Patron, t’as des pointes plantées dans tes pneus ! »… Difficile de leur faire comprendre que c’est voulu !

Avant Natitingou, nous trouvons les premières fermes rondes. Il s’agit de cases groupées en cercle autour d’une cour fermée par un mur de terre. Ces habitations ressemblent à de petits châteaux forts. Nous n’osons pas demander à visiter, car nous semblons comprendre que notre présence dérange et que nous sommes indésirables. Ces gens se sont enfermés dans leur intimité, et ils se sont en même temps coupés du monde extérieur.

Nous ratons le croisement à droite vers Kouandé : toujours le problème du mauvais copilote ! Après quinze plus quinze, soit trente kilomètres pour rien, nous trouvons la piste vers Pehonco.

Nous dînons avec un délicieux poulet macaronis à Kouandé, et nous bivouaquons au bord de la piste, à la sortie du village.

 

Vendredi 12 août 77.

Kouandé - Gamia (225km)

La piste infernale devient presque impraticable : nous trouvons d’abord des passages ravinés par les pluies diluviennes de ces derniers jours, puis nous roulons carrément dans des lits de torrents empierrés et presque impraticables. Il nous faut même aménager certains passages, ce qui demande beaucoup d’efforts et de temps… La moyenne tombe à vingt, puis à quinze kilomètres par heure : nous avançons comme des fourmis ! La pluie redouble d’intensité, masquant le paysage sombre derrière un rideau bleuté… Ce qui est moins poétique, c’est que l’eau entre par les trous du plancher, et que des mares boueuses s’installent sous nos pieds. Pancho déclare la voiture « zone sinistrée ». Quand une grande flaque boueuse barre notre chemin, je ne peux pas évaluer sa profondeur, alors j’accélère au maximum, pour que la voiture ne reste pas embourbée en plein milieu ! Alors, à chaque fois, de grands geysers remontent du plancher crevé jusqu’à hauteur du tableau de bord ! Nous sommes plus sales que les buffles que nous croisons sur le chemin ! Ça nous amuse alors que nous devrions nous inquiéter : le plancher part en lambeaux, les mauvaises pistes finissent par avoir raison de notre pauvre 4L ! Pancho colmate les brèches avec des chiffons, mais l’eau entre avec une telle pression qu’il se retrouve avec ces guenilles sur les genoux à chaque fois que nous traversons un passage délicat ! Le blindage moteur talonne sans arrêt sur les pierres du chemin… Ça nous amuse aussi, pourtant, c’est grave, ça veut dire que la garde au sol de la voiture diminue parce que les longerons du châssis se plient ! La question cruciale, c’est de savoir comment Pancho va s’y prendre pour renforcer « la brouette ».

Au bout de quatre heures, nous n’avons même pas parcouru 100 km, et nous commençons à avoir faim, et nous ne rigolons plus du tout ! Il ne faut pas compter trouver quelque chose de comestible dans les petits villages que nous apercevons sur le bord de la piste : il n’y a souvent que du manioc gluant et des ignames à manger… Nous puisons dans nos provisions, et nous mangeons des sardines à la tomate : un mets de Roi, un régal ! Comme table, le capot boueux de la voiture ; comme parasol, les nuages de plomb… Nous sommes sales comme des gorets, et nous ne savons pas comment nous allons pouvoir laver nos vêtements, car la latérite rouge est aussi tenace que la meilleure des teintures. Non loin de nous, les habitants d’une ferme se sont retranchés derrière le mur de pisé qui entoure leur habitation, et ils nous observent avec crainte, méfiance et nous font même signe de partir… Pas très accueillants, ces coins ! Il faut dire que dans ces contrées reculées, « le blanc » ne peut être qu’un mercenaire. Nous nous sommes arrêtés dans un petit village du Togo, un jour où il pleuvait beaucoup, et les flics nous ont conduit au poste pour tamponner notre passeport, vérifier notre identité, et montrer aux habitants du hameau qu’ils faisaient bien leur travail… Sur la porte du bureau du chef, sur une affiche, étaient représentés les cadavres de « mercenaires blancs à la solde des puissances occidentales »… Alors que nous observions ces photos où la mise en scène et la propagande ne faisaient aucun doute, une grosse voix se fit entendre juste dans notre cou : « Dis donc le blanc, t’as vu ce qu’on en fait, des blancs, ici ! » Nous avions repris nos passeports, serré la main à tout le monde, et nous étions allés nous abriter plus loin ! En cas…

À Guessou-Sud, nous retrouvons la route asphaltée, et les ornières : c’est à peine mieux que la piste ! Nous nous arrêtons dans une petite gargote, et le patron nous offre du « vin de palme » dans une grande cuvette émaillée qui avait dû être blanche le jour où on l’avait fabriquée ! Nous puisons directement avec le verre dans le liquide un peu trouble… Ouah ! Enfer et damnation ! Nous changeons de couleur : c’est de l’eau de vie pure, de l’alcool à faire marcher les mobylettes… Au moins, rien à craindre avec les microbes !

Jean de La Fontaine a écrit un jour : « Le renard dit au loup : notre cher, pour tout mets, j’ai souvent un vieux coq, ou de maigres poulets… » Il avait de la chance le Renard, car pour nous il n’y a que du manioc horrible, fade et bourratif, et un petit poulet qui devait voler très haut les jours de vent, vu son poids plume ! Hé bien on se régale, on suce les os, on se lèche les doigts, et on en reprendrait s’il y en avait encore ! Un client qui nous observait en biais en sirotant son verre de « Whisky africain* » (* C’est ainsi que le patron ose appeler son vin de palme tout juste bon à allumer un barbecue), s’approche, nous demande si nous avons terminé le repas, et à notre grande stupéfaction, s’accroupit dans un coin, et croque les os que nous avons dédaignés comme s’il s’agissait de gaufrettes !

Nous reprenons la route, le soleil au ventre, car l’aubergiste a tenu à ce que nous faisions honneur une fois de plus à sa cuvette émaillée. De ce fait comme le copilote ne copilote plus rien, nous dépassons Gamia, où nous devons aller sans nous arrêter… Donc, vingt-cinq et vingt-cinq, soit cinquante kilomètres pour rien ! Nous avons rendez-vous au Centre Agricole où Yves, un ami de Lembeye, avait travaillé comme « volontaire du progrès ». Nous sommes très bien accueillis, nous mangeons comme des Rois, en écoutant « France Inter » en compagnie du « chef » : Robert. Il doit avoir la quarantaine, peut-être dix de moins ou dix de plus, on ne sait pas, car on ne peut que difficilement donner un âge aux Africains. C’est un vrai chef, car c’est le plus gros du Centre, et il a une énorme montre chromée au poignet. Il porte un short en nylon rouge avec les trois bandes sur le côté, et qui ne cache rien de ses parties viriles qu’il gratte sans arrêt en nous parlant du bon vieux temps où Yves et les Français dirigeaient l’exploitation. Il nous fait visiter ce qui fut une ferme modèle, il y a quelques années : aujourd’hui, la rouille a eu raison de la motopompe. « Tu vois, elle ne ma’che plus présentement, car le moteu’il est gaspillé ! » Donc, plus d’eau, plus de bétail. Dans l’étable, les broussailles se sont définitivement installées. « Tu diras à Yves, que le de’nier tau’eau, il est vendu l’an de’nier ». Des jolis petits bungalows en dur destinés à héberger le personnel, il n’en reste qu’un d’habitable. « Tu vois, le vent, il a gâté le toit des bâtiments, il faudrait de l’argent pour le refaire ! » Robert se rend compte que tout tombe en ruine, mais il ne fait pas un geste pour réparer, entretenir, limiter les dégâts… Il se contente de répéter : « Quand Yves était ici, la fe’me était la plus belle du Bénin ! Aujou’d’hui, y’en a plus rien de l’argent… donc, c’est plus pa’eil ! »

Nous dormons dans une véritable chambre, sur nos matelas que nous étalons sur le sol, bien que nous ayons vu un mignon scorpion jaune cette après-midi.

 

Samedi 13 août 1977.

Gamia - Dosso (300 km).

Aujourd’hui, comme tous les samedis, c’est la « journée de la production » dans tout le Bénin. Tout le monde va au champ, du petit fonctionnaire au Président de la République. Robert prétend que « c’est une idée très populai’eu », et quand il éclate d’un bon rire gras, nous le soupçonnons de ne pas y croire à la « République Populaire du Bénin ». De toute façon, il n’a plus le choix, c’est écrit sur les murs…

Nous déjeunons copieusement : on nous sert des « patates douces », une délicieuse omelette à l’oignon, du café au lait… Vers dix heures, tout le monde part aux champs. Les instituteurs et les écoliers sont déjà sur le terrain. Robert se lève, gratte avec délectation ses génitoires et son ventre rebondi, pousse un rôt tonitruant et lance à la cantonade : « Tout le monde au Champ ! Jou’née de la p’oduction ! » Mais à dix heures et quart, une grosse averse oblige tout le monde à se réfugier à l’abri : la journée de la production est terminée !

Nous préparons notre départ : d’abord, nous vidons la 4L, et nettoyons l’intérieur, ce qui provoque un nuage de poussière tel que nous devons nous laver à grands coups de seau d’eau. La voiture étant devenue un peu plus habitable, nous remercions Robert et nous reprenons la route en direction de Malanville que nous atteignons à la nuit. Juste avant la frontière, nous nous arrêtons pour manger au bord du talus, et pour nous détendre un peu, car nous savons que les formalités seront certainement assez longues. Soudain, un cyclomotoriste s’arrête : c’est un douanier à qui nous avons donné des autocollants la semaine dernière ; certains sont d’ailleurs collés sur sa belle « Mobylette Peugeot ». Il nous invite à nous rendre assez vite à la frontière, car il est de garde, et il peut nous faire passer bien que ce soit fermé à cette heure tardive. Les bâtiments de la frontière sont encombrés de bagages et de personnes qui dorment sur leur sac de millet ou de maïs. C’est samedi, et les douaniers ont bien fêté leur week-end, certains dorment sur le bureau, d’autres à même le sol. Nous passons en dix minutes, grâce à notre ami qui ne manque pas de nous donner des conseils : « Attention, au Niger, les taxis-brousse conduisent très mal, et c’est très dangereux ! Attention aux routes de nuit, elles sont en très mauvais état… ». Il n’est peut-être jamais allé au Niger, mais ce qui est certain, c’est qu’il ne connaît pas son pays, ou du moins les pistes que nous avons empruntées ! Du côté du Niger, personne ne nous pose de questions, sauf peut-être les moustiques qui nous dévorent avec avidité et nous agressent tant que ça amuse les douaniers. (On verra plus tard les conséquences tragiques de cette bataille perdue contre les moustiques !).

Je roule jusqu’aux portes de Dosso où nous arrivons au bord de l’épuisement à minuit et demi !

 

Dimanche 14 août.1977.

Dosso - Zinder (765 km).

Il fait un temps splendide, sans aucun nuage menaçant dans le ciel. Ça nous rassure ! Peut-être n’aurons-nous plus de pistes en mauvais état ? Vers Birni, nous croyons rêver : une 404 blanche à l’horizon, avec deux gars affolés autour… Marc et Pierre ? Plus nous approchons, plus cela leur ressemble : les nourrices sur le toit, la 404 Break, les plaques minéralogiques françaises… En réalité, nous ne sommes pas tout à fait victimes d’hallucinations, car il s’agit bien de deux Français. Ils arrivent par la piste de Tam’( Tamanrasset), ils ont cassé leur embrayage, et ils réparent eux-mêmes au bord de la route. Système D ! Pancho donne quelques conseils, mais il ne se salit pas les mains, car il a déjà pas mal de boulot avec notre voiture qui s’effondre et qui nous crée des soucis ! Comme ils arrivent par l’itinéraire que nous comptons emprunter, nous prenons des nouvelles de la route, et notre moral en prend un coup : avant Zinder, à Maradi, il faut passer un gué de soixante-dix centimètres de profondeur. Ils ont dû faire pousser les gosses du village, et traverser moteur noyé pendant une centaine de mètres. C’est la cause de leurs déboires actuels : l’embrayage n’a pas supporté ! Comme un malheur n’arrive jamais seul, d’après leurs dires, la piste d’Arlit n’est plus praticable pour les voitures de tourisme : des trous, de l’eau, de la boue, du sable, de la tôle ondulée… « Vous ne passerez pas, revenez plutôt par Gao ! » Faire demi-tour ? Reculer ? Jamais ! Nous porterons la voiture, nous la ferons passer morceau par morceau, ce qui ne sera pas difficile puisqu’elle est déjà à demi démontée, mais nous passerons ! Nous avons l’air décidés et sûrs de nous, mais nous venons de perdre notre joie de vivre, et notre moral vient d’en prendre un coup !

Lors de l’un des nombreux contrôles de police sur la piste, nous nous renseignons, et un routier nous affirme que le gué de Maradi est à sec, et qu’on peut passer sans problème. Chic ! Nous retrouvons notre bonne humeur, nous sifflotons, nous chantons, jusqu’à Maradi… où nous nous trouvons devant une route réellement inondée, et pour plusieurs jours certainement. On nous demande de l’argent pour pousser la voiture, on veut nous prêter des chiffons pour boucher les orifices du moteur, tout le monde veut nous aider, mais on sent bien que c’est pour obtenir un peu d’argent, et si la voiture reste en panne, ce sera une aubaine pour le mécanicien local. Comme nous ne sommes pas tombés de la dernière averse, nous savons que dans une campagne agricole comme ici, il y a plusieurs chemins… Donc, nous faisons demi-tour, et nous nous mettons en quête d’un itinéraire qui nous permettrait de contourner l’obstacle. Par malheur, tous les petits chemins sont trop boueux. Soudain, nous remarquons des traces de roues partant à travers les champs. Ce sont des roues de voitures… Nous avons une chance de réussir. De plus, un petit gamin qui jouait par là monte naïvement dans la 4L, et nous guide à travers les champs de maïs. Nous sommes passés sans nous mouiller !

Nous n’avons pas le temps de nous réjouir, que voilà de la piste, de la vraie, de la grosse tôle ondulée comme on n’a jamais vu, et la carte Michelin nous promet cent soixante kilomètres de cet enfer ! Nous devrions rouler à quatre-vingts kilomètres-heure pour ne pas sentir les irrégularités du terrain. Malheureusement, nous plafonnons à soixante, car nous manquons de puissance, et dans ces moments-là, tout vibre à se rompre. Alors, nous n’avons plus le choix : il nous faut rouler à vingt ou trente kilomètres-heure, la voiture semble se désintégrer… Le démarreur rend l’âme, nous perdons un pneu de secours. Il nous faut faire demi-tour, et nous le retrouvons deux kilomètres en arrière. Les ailes réclament leur liberté : elles jouent des castagnettes sur les côtés… et notre moral ne sombre pas complètement. Je compte sur Pancho pour réparer les dégâts ! Nous préfèrerions rouler sur du goudron, mais alors, où serait l’Aventure ?

Dans ces contrées, la nuit tombe toujours d’un seul coup, en quelques minutes, sans qu’on s’en aperçoive. Avec les phares, le relief de la piste est plus difficile à juger. Il nous semble toujours que c’est de l’autre côté, sur l’autre voie, que la piste est meilleure… Alors, on passe son temps à traverser. De sept heures à minuit, on va cahin-caha, de passage de tôle en ornière, et c’est très pénible ! Mais nous savons que nous allons endurer des épreuves encore plus sérieuses, et contre toute logique, ça nous aide à supporter les difficultés présentes !

Dès que nous retrouvons le goudron, à cinquante kilomètres de Zinder, nous nous arrêtons pour dormir, car nous n’en pouvons plus ! La nuit n’amène aucune fraîcheur, nous transpirons, nous perdons tout dynamisme… Nous pensons aux copains à cinq mille kilomètres d’ici : ils chantent gaîment, leur verre à la main… et sur leur verre, il y a de la buée, et ces sauvages, ils ne s’en rendent même pas compte !

 

Lundi 15 août.

Zinder - Sabonkafi (143 km).

Le matin, nous nous rendons au garage pour réparer un démarreur défaillant. Le garagiste ne veut le vendre que si c’est lui qui l’installe. À force de marchander, je réussis à ne payer que la moitié du prix. De plus, il nous prête les outils nécessaires pour renforcer la carrosserie. Grâce à des rivets et de petites plaques d’aluminium, les ailes ne battent plus : c’est bon, nous n’allons pas nous envoler ! Les jantes, elles-mêmes, se fissurent, d’un trou de goujon à l’autre. Le plancher et le dessous, il n’est pas possible de les renforcer : espérons que ça tiendra jusqu’en France !

La journée a été bien remplie. Le soir, nous quittons Zinder vers Tanout. De la tôle ondulée, quelques trous ; nous avançons encore une fois à faible allure ! Il faut avoir le temps. Pancho n’y voit pas à dix mètres malgré le phare de toit et les longues portées. Nous retrouvons des passages boueux. Je suis vraiment fatigué, mais je n’ose pas le laisser conduire, car j’ai peur qu’il ne casse tout dans quelque fondrière. À minuit, nous n’en pouvons plus, alors nous nous arrêtons sur le bord de la piste même. Il fera jour demain ! Les moustiques nous obligent à dormir dans la voiture, tout fermé, avec un bon trente degrés de température ! J’aimerais retrouver le crétin qui nous a dit qu’il faisait un froid glacial la nuit dans le désert ! Pas en août, en tout cas ! C’est très dur !

 

Mardi 16 août 1977.

Sabonkafi - Aderbissinat (205 km)

La piste est si défoncée que nous préfèrerions rouler dans un champ labouré ! Les camions ont creusé de grandes tranchées qui nous obligent à passer sur les bords, et la voiture trop basse rampe plus qu’elle ne roule ! De vingt, la moyenne tombe à douze kilomètres par heure… Ce n’est pas facile ! Nous interrogeons le ciel, car une pluie serait une véritable catastrophe : nous nous retrouverions englués dans ce cloaque immonde.

À Tanout, nous nous arrêtons pour causer avec les flics très sympathiques qui passent la journée à l’ombre d’un arbre. Ils veulent nous acheter tous nos objets de première nécessité, et nous vendre des couvertures tissées. Ils ont la belle vie, car au Niger, les délinquants sont soit en prison, soit à l’étranger ! Nous nous laisserions presque aller à signer un contrat de vingt ans dans la police locale!

Après Tanout, la piste devient encore moins bonne : de sérieux passages de sable, labourés par les camions nous obligent à sortir notre matériel de premier secours : pelle, échelles, gonfleur. Nous avançons presque mètre par mètre… mais nous avançons ! Et si c’est exaspérant par moments, ce n’est pas tout à fait décourageant ! Nous y arriverons !

Le soir, perdus dans la nuit au beau milieu d’une déviation sablonneuse labourée par les camions, nous préférons nous arrêter. La moindre lumière attire des milliers de papillons et d’étranges bestioles. Nous allumons un fagot de branches sèches pour cuisiner quelque plat de nouilles avec une conserve de viande : des nuées d’insectes viennent se jeter dans les flammes, et forment un nuage de plus en plus dense, ne nous laissant plus de place autour du feu… Adieu le plat de macaronis, nous nous contenterons d’une boîte de sardines à la tomate ! Le moral en prend un coup !

La voiture non plus, elle n’a plus la santé ! Elle se casse de tous les côtés : les montants du pare-brise se déchirent, les jantes se fendent de partout, elle rampe presque… Dans deux jours, nous devrons passer dans l’eau et dans la boue, entre Agadez et Arlit, et tous les voyageurs « descendant » par cette piste nous déconseillent d’emprunter cet itinéraire. Nous n’avons plus le choix, sauf de retourner par Niamey et Gao où la saison des pluies nous posera les mêmes problèmes ! Il faut aller de l’avant : « Quand le vin est tiré, il faut le boire ». Les moustiques nous dévorent, et Pancho a les jambes couvertes de petites plaies dues aux piqûres précédentes. Il se gratte voluptueusement avec tout ce qui lui tombe sous la main, et ce n’est pas une bonne idée ! Nous sommes tranquillement installés sur notre couverture, à l’écart du nuage d’insectes attirés par le feu, lorsqu’une présence insolite nous fait tourner la tête. Nous sommes espionnés par une énorme mygale. Velue, de couleur jaune, elle ressemble à ces araignées qu’on achète dans les boutiques de farces et attrapes. Je m’empare de la pelle pour l’écraser, mais elle fait des bonds de cinquante centimètres, et je ne parviens pas à l’atteindre ; elle finit par disparaître dans un trou, ou dans la nuit… je ne sais pas ! Fini, de dormir à la belle étoile ! Nous resterons dans la voiture. Ce qui est sûr, c’est que nous n’aurons pas froid !

La nuit, nous sommes réveillés par un boucan du diable. Un camion ensablé à côté de « chez nous » force de toute la puissance de son diesel pour sortir de l’ornière. On ne peut même pas dormir tranquille. Quelle vie !

 

Mercredi 17 août 1977.

Aderbissinat - Agadez (165 km)

Le matin, le sable est plus dur, et il porte mieux, alors nous profitons de notre promenade matinale pour aller inspecter les environs et trouver un passage moins labouré que les autres parmi toutes les traces et les tranchées creusées par les poids lourds. Nous nous sortons de ce champ de bataille sans trop de mal, et nous quittons notre « campement ». Heureusement, car si Pancho avait dû commencer la journée en poussant dans la boue, il aurait été de mauvaise humeur pour la journée ! Vers Agadez, la grosse tôle ondulée que les autochtones nomment « escaliers » nous fait vibrer et claquer des dents, mais il ne faut pas se plaindre, car il n’a pas plu, donc il n’y a plus de boue, et les oueds sont à sec ! Nous sommes cependant assez inquiets, car tout le monde nous promet beaucoup de boue vers Arlit, et des gués profonds de soixante-dix centimètres à traverser ! Nous risquons d’être bien « enlisés » (pour rester poli !). La chaleur commence à se faire sentir : fini le temps clément du Bénin ou du Togo, il nous faut affronter la canicule.

Nous ne nous arrêtons pas pour cuisiner, car nous comptons nous goinfrer à Agadez. Nous avons effectivement droit à un grand plat de riz dans un petit restaurant très sympathique. Nous allons aux nouvelles : on nous rassure. La piste d’Arlit est en train de sécher, car il n’a pas plu depuis trois jours, donc, les cinquante-quatre camions enlisés ont réussi à passer. Nous reprendrions espoir, si la voiture ne s’effondrait pas lamentablement ! Nous allons dans un garage pour régler la garde au sol de la 4L, et Pancho, trompé par ses lentilles ensablées ou par une fatigue extrême, ne voit pas qu’il démonte la barre de torsion alors que ce n’était même pas nécessaire. Résultat : il ne peut plus la remettre. C’est malin ! Ça le met d’une humeur massacrante, et il vaut mieux faire attention à ce qu’on lui dit, dans ces moments difficiles, car les outils pourraient voler bas ! Même en s’y mettant à cinq ou six, et en écoutant les conseils d’un sage comme moi, ils n’arrivent pas à la replacer. L’heure tourne, le garage ferme, et nous en sommes réduits à dormir dans la cour… Il n’y a pas de moustiques, et c’est une chance, car nous ne sommes pas d’humeur à les écouter nous susurrer des gazouillis aux oreilles ! Il ne manquerait plus que ça !

 

Jeudi 18 août 1977.

Agadez - Tafadeck (52 km).

Encore toute la matinée au garage, à s’acharner après la voiture qui ne veut vraiment pas nous obéir en se laissant soigner ! Au moment de payer le garagiste, comme nous n’avons plus d’argent, nous essayons de donner le réveil acheté à Ceuta… Ce n’est pas suffisant ; alors, nous ajoutons un gonfleur défaillant qui ne nous manquera guère, car nous en avons un autre plus efficace. Pendant que nous réparions la voiture, un petit malin a fauché la belle montre chromée de Pancho. Ça ne nous cause pas une grande contrariété, car elle ne marchait plus depuis longtemps : « Bien mal acquis ne profite jamais ! ».

Dans une petite gargote à la portée de notre bourse, nous mangeons un couscous un peu trop gras qui nous pèse tant sur l’estomac qu’il nous semble que jamais plus nous ne connaîtrons la faim ! Nous allons acheter des « croix du Sud », ou plus exactement, nous les échangeons contre le reste de notre fortune en pièces de cinq et dix francs en argent.

Nous partons vers ce qui nous fait le plus peur : la piste d’Arlit. Au début, ce ne sont que cailloux, oueds à sec et trous… Nous nous embourbons au trentième kilomètre dans une vulgaire petite flaque de boue que nous aurions pu éviter très facilement en la contournant, tout simplement ! Il suffisait d’y penser, mais notre cerveau se liquéfie avec cette chaleur et cette piste qui demande à chaque instant, une attention soutenue. Il nous semble que nous avons parcouru une longue distance : nous ne sommes qu’à trente kilomètres du départ ! C’est usant !

Nous nous arrêtons au bord d’un oued où coule une eau très claire dans laquelle nous barbotons comme des canards, puis Pancho, déguisé en lavandière, redonne aux gandouras une teinte presque bleue, et il fait passer les chèches du noir au gris, à force de frotter. Nous sentirons moins mauvais demain ! Nous dînons au clair de lune, et c’est presque romantique !

 

Vendredi 19 août.

Tafadeck - Arlit. (223 km).

Nous n’avons pas le temps de profiter du lieu idyllique où nous nous trouvons, car nous partons dès six heures pour rouler le plus tôt possible vers Arlit au cas où la pluie se remettrait à tomber et à nous poser des problèmes ! La piste est de plus en plus défoncée. Cependant, nous nous réjouissons de passer aujourd’hui, et non pas ces derniers jours, car il ne pleut plus depuis trois jours, et si la terre reste très meuble pour des véhicules plus lourds, elle ne pose aucun problème à notre petite voiture de tourisme qui passe là où les quatre roues motrices se plantent lamentablement ! Pour nous, le problème, c’est les fondrières creusées par les camions, les traces de roues si profondes que nous avons l’impression de traverser un champ labouré. Nous nous y enlisons de temps en temps, et pour remuer cette terre collante et lourde, c’est un travail de forçat ! Il faut creuser, enlever la terre qui s’accumule sous la voiture, poser les échelles, pousser… et le pire, c’est pour récupérer les échelles, quand elles sont bien enfoncées dans cette terre gluante ! Il nous faut alors encore suer sang et eau avant de parvenir à les décoller de cette gangue de boue. Je finis par avoir des ampoules aux mains, et Pancho se force un genou, ce qui risque de le handicaper pour pousser ! Mais nous ne nous plaignons pas, car ça pourrait être pire !

De temps en temps nous rencontrons un Targui, juché sur son chameau, le sabre au côté, son long vêtement bleu flottant au vent ; il nous salue de la main, l’air noble et un peu distant…

La piste est de plus en plus mauvaise : elle s’étale sur plus d’un kilomètre, et elle ressemble à un champ de bataille récemment bombardé. Il nous faut chercher un passage à pied. Voilà deux jours, cinquante-quatre camions étaient embourbés, il n’en reste plus que trois aujourd’hui ; l’un a de la boue jusqu’à mi-portières, et les Africains creusent une tranchée de plus de deux mètres de profondeur pour le faire sortir, l’autre gît lamentablement, couché sur le côté. Le troisième est planté dans la terre jusqu’aux essieux.

Par moments, nous passons dans la boue au milieu d’herbes cachant les pièges du terrain. Nous ne nous plantons pas, car la terre recommence à durcir sous l’implacable soleil du désert, et peut-être que le mois prochain, le sable aura repris ses droits sur ces herbes tendres qui disparaîtront aussi vite qu’elles sont apparues !

Nous grimpons par une piste empierrée, nous nous perdons, et nous tournons en rond. Encore une fois, il faut reconnaître que le copilote n’a pas un œil de lynx ! Nous traversons des zones de « fech-fech », cette poussière légère est aussi fine que du talc, souvent si profonde qu’un enlisement devient catastrophique. En effet, ces passages sont si meubles qu’on ne peut plus dégager le véhicule, et qu’on soulève un nuage étouffant au moindre coup de pelle. Heureusement, on repère ces pièges, car ces passages sont plus sombres. Il faut donc rester très vigilant, choisir la bonne trajectoire, et la moindre inattention peut coûter une heure d’efforts en enfer!

Nous avançons parmi ces pièges, et comme nous avons le vent dans le dos, il rabat le nuage que nous soulevons sur la voiture, nous obligeant à rouler toutes vitres fermées. Mais la poussière entre par les trous du plancher. Le chèche enroulé autour du visage, je retiens ma respiration et deviens rouge bleuté alors que Pancho vire au violet. Il tousse et crache plus qu’il n’avale, et nos propos deviennent grinçants ! Nous ne voyons jamais se profiler Arlit à l’horizon, nous ne croisons aucun véhicule, le désert a repris le dessus sur la végétation, et nous commençons à trouver le temps long. Les montagnes bleutées de l’Aïr ont disparu à l’horizon, la piste est de moins en moins facile à suivre, et nous ne sommes même pas sûrs de nous trouver sur la bonne voie ! Le paysage devient plus plat, plus désertique, la nuit tombe, lorsque nous arrivons au contrôle des passeports. Les militaires disent que nous sommes à plus de quinze kilomètres de la ville d’Arlit. Nous sommes très déçus, car nous nous étions crus au terme de cette étape infernale. En plus, comme nous repartons de nuit, nous ne voyons plus aussi bien le relief et les pièges du terrain, alors nous nous ensablons, nous nous trompons de direction… Comme nous espérions depuis longtemps boire quelque chose de frais dans un petit bar tranquille, nous nous sentons frustrés de ne pas trouver la piste menant à la ville éclaircissant l’horizon ; et nous voyons les lumières s’éloigner derrière nous. Nous essayons de nous guider à la boussole, mais, de nuit, ce n’est pas évident.

Nous finissons par aboutir à l’usine française d’extraction d’uranium. Elle est entourée d’un bourg aux maisons de terre où des enfants courent devant nos phares comme des papillons de nuit. Nous demandons à des Africains où se trouve le bar du village, et ils nous demandent le plus naturellement du monde : « Tu veux aller au café des Nègres ou au café des blancs ? ». Curieux, comme façon de s’exprimer, on sent bien qu’ici, les noirs sont des « Nègres » parce que les Français sont des « Blancs » ! Nous sommes en Afrique, alors nous choisissons le « café des Nègres » pour cette bière tant attendue. L’établissement est absolument sordide : nous entrons dans une pièce « noire de monde », si je puis m’exprimer ainsi, de grands ventilateurs brassent une atmosphère enfumée, la cohue, le brouhaha qui règnent à l’intérieur cessent presque lorsque nous faisons notre apparition dans ce bouge surpeuplé. Tous les regards se portent sur nous, et chacun semble se poser la même question : « Qui sont ces blancs qui osent entrer dans ce café, et côtoyer des êtres aussi vulgaires que nous ? » Nous ne nous sentons pas à notre aise, dans ces premiers instants ! Nous rêvons de bière fraîche, nous sommes à moitié morts de soif… On nous sert une « Heineken » chaude, mais je pense que c’est la meilleure bière que nous n’ayons jamais bue ! Dans la moiteur de cette atmosphère confinée, nous savourons la boisson dont nous rêvons depuis tant de jours et dont nous parlons à chaque fois que nous avons la bouche sèche ! Le brouhaha a repris de plus belle, plus personne ne se soucie de notre présence, et nous pouvons même nous remettre une tournée de « tisane », comme dit Pancho. Les clients de cet « assommoir » sont tous des ouvriers travaillant à la mine d’uranium. Ils ont d’ailleurs la mine patibulaire. Ils fêtent la fin de semaine, et peut-être leur paye hebdomadaire, on sent qu’il vaut peut-être mieux ne pas trop s’attarder en ces lieux, certains commençant à donner quelques signes d’ébriété…

Nous reprenons la voiture jusqu’au « Quartier Général » de l’usine où se trouve le « Café des Blancs ». Le décor est tout à fait différent : Bar avec bouteilles d’apéritif, gens attablés, copains buvant leur énième Pastis au comptoir… On se croirait au « Café du Commerce » d’un petit village quelque part au fin fond du Sud-Ouest ! Là, la Heineken est fraîche, servie dans un vrai verre à bière, et pourtant, nous ne l’apprécions pas autant que celle que nous venons de boire. Il est vrai que nous venons d’étancher notre première soif. Ici, on sent une ambiance trop huppée, presque snob. C’est tout juste si nous osons boire notre pot. On nous regarde avec un peu de mépris ; il faut dire que nos vêtements couverts de poussière trahissent un esprit d’aventure qui n’est pas le genre de la maison ! Nous mangerions bien un bon petit repas français, mais on ne sert plus à cette heure-ci. Le prix des consommations n’est pas très africain, et l’ambiance nous rend mal à l’aise !

Nous quittons ce « club privé », laissant ces « messieurs » au bord de la piscine pour coucher dans la voiture, juste à côté, de l’autre côté de la route. Nous sommes déçus : les Français immigrés sont bien tristes, en Afrique !

 

Samedi 20 août 1977.

Arlit - Assamaka (218 km).

Nous aimerions déjeuner au « cercle français », mais nous nous faisons « jeter » comme de vulgaires vagabonds : « Le cercle est privé, réservé aux Français travaillant à la SOMAÏR, et non à ceux qui se promènent ! ». C’est ce que nous annonce un vieux bedonnant alors que nous nous apprêtons à passer le portillon d’entrée. Demi-tour : nous sommes édifiés, les Français à l’étranger sont souvent ainsi. Je le sais puisque je les ai côtoyés pendant deux ans à Téhéran !

Au poste de police d’Arlit, les formalités sont très rapides. Ça nous permet donc de prendre le temps de déjeuner si copieusement que Pancho se verra contraint de déposer son « trop-plein » au bord de la piste un peu plus loin.

Assamaka, où nous allons, se trouve au nord, mais nous avons du mal à nous engager sur la bonne piste. Nous tournons en rond dans le désert autour de l’aéroport, sans trouver les fûts servant de balises. Nous finissons tout de même par repérer la piste. Nous nous ensablons à cause du manque de puissance de la voiture : nous ne parvenons pas à nous lancer suffisamment pour traverser les portions de sables mouvants. Décrocher les échelles de la galerie de toit, dégager les roues à la pelle, placer les échelles devant les roues… c’est devenu la routine, mais aujourd’hui, c’est encore plus pénible que d’habitude, car Pancho n’en peut plus : il est lessivé ! Il souffre du genou, il boit comme une éponge, il vomit, il transpire, et les piqûres de moustiques de la frontière du Niger commencent à s’infecter sur ses tibias. La chaleur devient difficile à supporter, dans des cas pareils ! Le sable est brûlant, top léger : c’est dur, quand le sol est mou ! Pourtant, nous sommes habitués à tout : aux pistes boueuses, aux passages d’oueds, à la tôle ondulée, au fech-fech… Nous devenons des durs, des routards, des aventuriers, presque des explorateurs… mais nous ne pouvons nous empêcher de penser à ce que nous ferions si nous étions avec les copains en France en ce moment, un samedi après-midi ! Bah ! nous avons choisi de venir ici, ce n’est pas pour rêver à ce que nous ferions si nous n’avions pas pu partir !

Nous trouvons six Français remontant vers l’Algérie comme nous, en 2Cv et en 4L. Ils sont aussi fous que nous pour oser se lancer dans cet enfer en 4L ! Ils ont un avantage sur nous : leurs véhicules sont neufs, et ils n’ont pas fait l’aller, car ils sont coopérants en Afrique. Ils font la pause de quatorze heures sous une toile de tente tendue entre les deux voitures. Nous échangeons nos impressions de voyage avec eux à l’ombre de leur auvent hospitalier. Quelle chaleur ! Nous repartons avant eux, car ils ont davantage de temps, et ils ont décidé de ne pas rouler aux heures les plus chaudes. La piste devient presque difficile à suivre, car les balises ne sont pas toujours faciles à repérer, les traces se perdent dans la rocaille… Heureusement que j’ai une bonne vue, car le copilote, il se serait perdu depuis longtemps, s’il avait dû se fier à son œil de taupe !

À Assamaka, les formalités de police sont très rapides, mais la nuit tombe, et la prudence nous demande de ne pas prendre le risque de rouler de nuit. Nous sommes seuls, et il ne faut absolument pas nous perdre, car la moindre panne de voiture deviendrait alors une catastrophe mortelle ! Nous nous installons sous un des rares arbres non loin de la douane. Une fontaine tiède, mais à l’eau très claire clapote doucement. Nous nous baignons : luxe inimaginable au cœur du désert ! Comment expliquer notre bonheur, c’est tout simplement féerique ! L’eau a une odeur de soufre, mais nous la trouvons très bonne. Et puis, dans le désert, il ne faut pas faire le difficile !

 

Dimanche 21 août 1977.

Assamaka - PK 137 (137 km).

La nuit dernière, un vent violent secouait la voiture, et le sable pénétrait par le moindre orifice, à l’intérieur de la 4L. Je me suis réveillé, et je me demandais où Pancho avait bien pu se réfugier, vu qu’il ne m’avait pas rejoint à l’intérieur de la voiture. Je sortais, et j’essayais de distinguer quelque chose, dans ce nuage de poussière fine et étouffante : rien ! Mon attention fut attirée par un gros tas de sable qui n’était pas là hier soir. Horreur et damnation, que vois-je sortir du sable ? Une tête poilue : celle de Pancho ! Il avait vraiment l’air d’un cadavre à demi enseveli. J’étais atterré, j’osais à peine m’approcher… J’appelais, je braquais la lampe sur la partie du visage qui dépassait, et j’entendis un grognement et des paroles inintelligibles. Pancho n’était donc pas tout à fait mort. Il se releva en bougonnant, secoua le sable qui recouvrait son sac de couchage, et déclara d’une voix d’outre-tombe : « Il fait du vent » ; comme s’il m’apprenait une grande nouvelle. Quelques instants de plus, et il disparaissait sous une dune, enterré vivant. Il est si fatigué, qu’il serait peut-être mort sans même se réveiller pour me dire adieu ! Il s’installa dans la voiture, et se rendormit aussitôt.

Nous quittons le Poste nigérien d’Assamaka dès huit heures, avant que le sable ne chauffe. Nous devons nous attendre à des passages de dunes plutôt difficiles, d’après ce que nous ont dit les douaniers et les voyageurs connaissant bien le coin ! En effet, nous restons plantés dans des traces top profondes ; j’ai l’impression qu’il faut systématiquement passer à côté de la piste, car la 4L est à présent trop basse et elle se pose sur tout ce qui dépasse. Voici In Guezzam, le poste de police algérien ; les formalités sont rapides, car les militaires commencent à avoir sérieusement chaud sous leur tente en plein soleil !

Courageusement, et sans hésitation, nous prenons la direction plein nord : quatre cent quatorze kilomètres de Sahara sont là, devant nous, et nous devons les traverser avec une « caisse » sérieusement affaiblie, puisque même le montant du pare-brise a presque fini de se casser. « Inch Allah ».

Le désert est blanc, le ciel aussi, le soleil brûle, mais peut-être un peu moins que dans le Tanezrouft. Nous avons le moral, et on se demande bien pourquoi ! Nous retrouvons les Français rencontrés hier, au moment où ils installent leur camp sous un des rares arbres de la région. Nous continuons sans eux. Personne à droite, personne à gauche, nous sommes seuls dans l’immense océan de sable surchauffé. Je suis content parce qu’il fait beau ! Cependant, quand il faut creuser pour se désensabler, j’aimerais qu’il pleuve un peu ! Pancho n’est pas en forme, et ça commence à m’inquiéter… Il est annihilé, la tête entourée d’une sorte de chiffon mouillé. Il souffre de la chaleur, du genou, du dos, ses blessures causées par les moustiques du Bénin commencent à s’infecter… Il souffle comme un phoque de temps en temps, et c’est la seule chose qui me permet de me rendre compte qu’il vit encore !

Nous nous arrêtons sous un arbre plein d’épines pour essayer de manger un riz au lait tellement pâteux que nous ne pouvons pas l’avaler ! Lorsque nous reprenons la piste dans l’après-midi, nous sommes vraiment inquiets, car la voiture a vraiment l’air de ne pas pouvoir nous mener jusqu’au bout : elle est comme Pancho, elle a des problèmes de santé ! Elle se casse de plus en plus. Au cœur du Sahara, dans une « caisse » agonisante, ce n’est pas très rassurant ! Nous roulons sur un immense océan de sable, un océan sans la moindre vague, et la chaleur est telle que nous ne distinguons même pas l’horizon. De plus, la piste est très mal balisée… Nous essayons de suivre les traces, mais c’est souvent dangereux de se fier au sillage de véhicules qui ne vont pas forcément où nous devrions aller ! Le soleil décline, et nous n’apercevons toujours pas la moindre balise. Nous nous ensablons, creusons, poussons, et quand la voiture se retrouve sur le sol plus ferme, nous nous rendons compte que nous sommes épuisés, assoiffés, affamés… Nous décidons de camper sur place. Nous aimerions bien pouvoir utiliser une cuvette d’eau pour nous laver, mais le précieux liquide est destiné à d’autres fonctions plus essentielles : boire !

Nous nous régalons avec une boîte de thon et un thé nature. Pas un bruit, on entend le battement régulier de notre cœur, et ça en devient même gênant ! Il fait presque doux ; nous nous couchons sur le sable : c’est vraiment agréable. On se demande comment il peut faire si chaud dans la journée !

 

Lundi 22 août 77.

PK 137 - PK 375. (293 km).

Nous n’attendons pas le soleil pour démarrer, et nous profitons de la fraîcheur toute relative du matin pour rouler plus facilement sur un sable un peu moins fluide. C’est presque un plaisir pour nous et pour la voiture qui se sent un peu plus dynamique elle aussi ! Les passages de sable mou alternent avec les portions empierrées, et ça nous oblige à dégonfler et regonfler sans arrêt. Il faut des pneus à un kilo de pression pour augmenter la portée sur le sable, et il faut les remettre à deux kilos pour ne pas crever sur les passages rocailleux… Malgré ça, la moyenne reste honnête. Nous passons à soixante à l’heure devant les passagers médusés d’une Land-Rover arrêtée au bord de la piste. Juste un petit coup de klaxon, un petit bonjour, et nous disparaissons à l’horizon, dans un nuage de poussière. Ils en restent médusés, les mains sur les hanches, le souffle coupé ! Il faut dire que les « aventuriers » qui déjeunent au bord du chemin sur leur table de camping, nous les méprisons, un peu par jalousie peut-être, car nous aimerions bien rouler dans un 4x4 air conditionné nous aussi ! Et eux, ils nous regardent toujours de haut, car avec notre petite voiture minable, nous ramenons leur « exploit » au niveau du banal et du facile. Alors, c’est avec orgueil que nous mettons une petite couche de sable sur leurs biscottes et leur confiture !

En prenant une piste secondaire pour contourner un passage rocheux, nous nous égarons. Je monte sur le toit de la 4L pour essayer de repérer quelque balise : rien ! Nous décidons de revenir sur nos pas, et nous voilà incapables de retrouver la piste principale. Nous nous affolons presque. Alors me revient à l’esprit ce conseil de Targui : « Quand rien ne va, assieds-toi, prépare un thé, et repose-toi quelques instants ». C’est ce que nous faisons. Il fait tellement chaud qu’on ne voit plus la limite entre le ciel et le désert : tout est d’un blanc jaunâtre. Le soleil lui-même est devenu invisible dans le ciel. Nous lançons une fusée de détresse : elle se perd dans cette atmosphère chauffée à blanc. En fouillant le désert avec les jumelles, je remarque, à une centaine de mètres, le parachute blanc de la fusée que nous venons de lancer. Nous allons pour vérifier si elle s’est allumée, quand nous découvrons des traces de roues de camion dans le sable. Nous les suivons à tout hasard, et au détour d’une petite butte rocheuse, nous découvrons la piste jalonnée de quelques carcasses de pneus. C’est vraiment une chance, car nous aurions tout aussi bien pu partir dans la direction opposée. Nous sommes sauvés ! Pour la première fois, nous réalisons qu’en roulant seuls nous sommes à la merci de la moindre erreur, et si une panne vient s’ajouter au problème, nous sommes tout à fait perdus ! Nous nous jurons de rester sur les traces quel que soit l’état de la piste. Cette petite frayeur nous a servi de leçon !

Nous croisons quelques touristes, ce qui nous conforte dans l’idée que si tous les chemins mènent à Rome, celui-ci va à Tamanrasset. Et puis on n’est plus tout seuls ! En fin de compte, nous aimons bien cette solitude, mais pas au point extrême. Un petit vent de sable nous oblige à nous arrêter quelque temps, la visibilité étant devenue presque nulle. Tiens ! il pleut ! Juste douze gouttes, juste un faux espoir… La nature est vraiment cruelle dans l’immensité du Sahara !

Plus nous approchons de Tam’, plus la piste devient problématique : tôle ondulée, cailloux, sable. Nous nous arrêtons au PK 30 (trente kilomètres de Tamanrasset), car rouler à dix ou quinze kilomètres-heure, c’est désespérant ! Pourtant, nous aimerions bien boire quelques jus de fruits frais, quelques bières glacées, mais nous n’avons plus la force de continuer : il fera jour demain. La soirée est triste, le repas frugal, mais dès que l’air devient plus respirable, on se couche sur le sable, et on écoute danser les étoiles !

 

 

 

 

Mardi 23 août 1977.

Pk 375 - Tamanrasset. (67km).

Nous sommes très dynamiques, dès le réveil. Il ne fait pas encore jour, un petit vent frais nous encourage à reprendre notre lent cheminement vers la ville où nous attendent toutes les merveilles du monde : eau fraîche, couscous, fruits juteux et sucrés… et peut-être même une bière glacée si Allah le permet. Le déjeuner sommaire ne risque pas de nous peser sur l’estomac : nous essayons de faire passer le « pain de guerre » avec du thé. Pancho ne peut rien avaler, il est tout « barbouillé ».

La piste, jusqu’à Tam’, est très sinueuse, défoncée par endroits, elle monte et descend ; nous roulons à vingt à l’heure pour ménager la monture.

À Tam’, pas d’essence au seul poste de la ville ! Le pompiste ne veut visiblement pas nous servir, même en insistant, mais il nous promet que demain nous aurons du carburant. J’en doute fort, mais je n’ai pas le temps de discuter, car nous devons aller au poste de police pour nous enregistrer auprès des autorités locales, puis à la douane pour remplir tout un tas de paperasses qui ne serviront à personne : déclaration de devises, d’objets de valeur… Heureusement, en fin de compte, tout se passe dans la bonne humeur, et assez rapidement. Les douaniers nous annoncent que l’unique poste d’essence de Tam’n’est pas à sec, mais que le moteur de la pompe est cassé. Il faudra attendre quelques jours pour que la pièce de rechange arrive. Ça ne fait pas notre affaire, car nous aimerions repartir demain, car Pancho reprend le travail le cinq septembre. La ville de Tam’est affreuse : des rues poussiéreuses, pas de café, car c’est le ramadan et nous n’avons pas la possibilité de manger non plus ! Nous sommes donc obligés de nous rendre à dix-sept kilomètres, « chez Jojo », un lieu de rencontre pour les touristes, sur la route de l’Assekrem. La piste n’est pas trop mal entretenue, le petit café semble bien calme, écrasé de soleil au pied de la montagne volcanique qui abrita l’ermitage du père de Foucault. Jojo nous reçoit comme des amis de longue date, il nous invite à nous reposer dans une petite pièce sombre où une source gazeuse jaillit dans une vasque de pierre… C’est extraordinaire : une eau gazeuse pure et légère, semblable à du Perrier, coule en permanence, et nous puisons directement dans la fontaine de pleins verres d’eau pétillante ! Encore une fois, ce qui est frappant, dans le désert, c’est la démesure entre les souffrances d’un jour et les joies du lendemain ! Jojo n’est pas très loquace : il est habitué à respecter le repos de ses hôtes. Il nous laisse récupérer, à l’ombre, couchés sur le sol en attendant que le soleil décline.

Avant de repartir, nous lavons les vitres de la voiture avec de l’eau pétillante, alors que ce matin encore nous buvions un liquide saumâtre dont on ne voudrait pas, en France, pour laver le sol !. Tamanrasset est très animée en cette fin d’après-midi : les hommes déambulent dans les rues, souvent vêtus de leurs gandouras blanches, et le soleil couchant met sur leurs visages, de belles teintes cuivrées. Les terrasses des cafés sont bondées, car chacun attend, devant la table vide, que le muezzin, du haut de son minaret, donne l’autorisation de boire. Certains n’ont pas avalé une goutte d’eau depuis ce matin, et ils ne montrent aucune impatience ; ils sont là, assis jambes croisées, à caresser leur moustache en se disant que dans quelques minutes ce sera la fête ! Et nous, par respect, nous allons nous cacher au fond d’une salle obscure pour boire un Coca tiède !

Nous retrouvons les mêmes voyageurs qu’au Niger : nous nous suivons dans notre lente migration vers le nord, et nous finissons par nous connaître ! Nous sympathisons avec des Français roulant en Land-Rover rencontrés à Niamey. Ils ne comprennent pas comment nous avons pu passer dans certains endroits où ils ont eu les pires difficultés avec leur voiture quatre roues motrices ! Quand ils voient l’état de la 4L, ils réalisent combien nous avons dû « souffrir ». Nous allons au camping le plus cher : il n’y a que des Allemands. Le camp le meilleur marché n’est peuplé que de Français. L’ambiance n’est pas extra, nous sommes les pauvres vagabonds, et notre petite fourgonnette a l’air encore plus minable à côté des puissants 4x4… Nous, ce que nous voulons, c’est la douche froide, un vrai shampoing et surtout une bonne nuit de repos sous la tente !

 

 

 

 

Mercredi 24 août. 1977.

Tam’- Pk 127 (127 km).

Toujours pas d’essence… les touristes français parlent d’investir la station-service, de faire une manif, d’aller réclamer du carburant aux militaires… Chacun a sa petite idée sur le moyen d’obtenir satisfaction. Nous nous sommes garés à sept heures du matin devant les pompes, car nous savons que c’est de là que sortira l’essence ! Chacun donne son avis : les « Yaka » et les « Fokeu » discutent, les mains dans les poches… Soudain, deux Allemands surgissent, enlèvent le capot protégeant la pompe, démontent des pignons enlèvent des courroies, bricolent sans rien dire. Les « Yaka » et les « Fokeu » font cercle autour de ces experts en bricolage, et au bout de deux heures, en remplaçant le moteur de la pompe par un cric hydraulique (je n’ai rien compris au système !) un filet d’essence peut enfin couler dans les jerricans ! Le patron de la station-service est impressionné, et nous, nous sommes déçus, car ce coup-ci, ce ne sont pas les Français, les champions du système D ! Le débit est d’environ deux cents litres à l’heure, mais nous réussissons tout de même à obtenir cinquante litres à onze heures du matin !

Nous avons une grande faim, et de plus, nous savons que nous n’allons plus trouver de restaurant sur notre itinéraire pendant plusieurs centaines de kilomètres. Alors, découvrir un lieu pour se restaurer à midi en plein mois de ramadan, dans le sud de l’Algérie, ça tient de l’exploit ! Hé bien nous y arrivons ! On nous cache discrètement au fond de la petite arrière-salle sombre d’un restaurant, et nous avons droit à de succulents macaronis, et à une salade de tomates que nous n’arriverons plus à oublier, j’en suis certain !

À cinq heures, nous prenons, en direction d’Arak, la piste dont tout le monde nous dit le plus grand mal, encore une fois ! Elle n’est pas très belle, au début, mais nous avons vu pire, et nous roulons à une bonne moyenne de trente à l’heure ! Nous ne nous plaignons pas. Nous passons par des déviations qui franchissent sans arrêt la nouvelle route en construction, c’est comme si nous traversions un interminable chantier. Nous passons tantôt dans la rocaille, tantôt sur de la terre, du sable, nous avons droit à de bonnes plaques de fech-fech qui nous étouffe en pénétrant dans la voiture. Le soir, lorsque nous nous arrêtons, l’air doux et le ciel pur nous font presque oublier la fatigue de la journée. Pancho creuse une tranchée autour de son bivouac pour décourager les éventuels scorpions. Ainsi protégé, il ressemble à un poilu de 14-18 ! Nous captons « Radio Monte-Carlo », et c’est curieux comme le seul fait de pouvoir écouter une radio française nous réconforte et nous rassure… Pourtant, notre situation n’est pas brillante : Pancho a des problèmes, car les blessures sur son tibia s’infectent sérieusement, et ça le fait souffrir, la voiture ne dit rien, mais elle est sérieusement blessée, elle aussi, la piste sera si mauvaise demain que nous n’osons pas y penser… Ce qui nous console, c’est d’entendre dire à la radio qu’il ne fait pas beau sur la France. Bof ! Ici, nous n’avons pas à nous plaindre !

 

Jeudi 25 août 1977.

(204 km).

On se traîne sur la piste à une vitesse d’escargot toute la journée ; la piste est vraiment impraticable, la 4L n’en finit pas de craquer et de geindre, et nous devenons irritables. Ce qui est désespérant, c’est que nous longeons la nouvelle route bien plane et stabilisée, et que nous ne pouvons pas l’emprunter, car elle est volontairement encombrée de grosses pierres pour éviter que les camions ne la saccagent avant qu’elle soit goudronnée !

En roulant du lever au coucher du soleil, c’est-à-dire pendant douze heures environ, nous ne parvenons à avancer que de deux cents kilomètres… Ça donne une idée de l’état de la route !

 

Vendredi 26 août 1977.

(118 km).

Hé bien nous nous plaignions de l’état de la piste. Hier, c’était presque du billard par rapport à ce qui nous est offert aujourd’hui ! À partir d’In Ecker, la tôle ondulée nous secoue comme si nous étions assis sur un marteau-piqueur. Nous vibrons tellement que nos voix sont devenues chevrotantes, et j’ai mal aux bras et aux mains à force de me crisper sur le volant. Notre vitesse de pointe atteint vingt kilomètres-heure. Puis vient la pierraille sur des montagnes brûlantes, et nous ne comprenons pas pourquoi la piste a été tracée ainsi en hauteur, au-dessus d’une vallée plane et plus accueillante… C’est d’ailleurs sur cette partie basse que la nouvelle route déroule son ruban noir fraîchement goudronné. Nous la croisons et la recroisons sans pouvoir l’emprunter. C’est vraiment râlant de rouler dans les cailloux à quinze kilomètres-heure à côté d’une autoroute ! nous nous ensablons, et nous n’avons plus la force ni le moral nécessaire pour nous tirer d’affaire tout seuls. Nous restons avachis à l’ombre de la voiture quand les Français rencontrés à Niamey viennent nous tirer d’affaire grâce à un câble, en nous tractant avec leur Land-Rover. Ils repartent en nous donnant rendez-vous à El-Goléa, la prochaine oasis, à plus de six cents kilomètres d’ici !

Midi arrive, et la grosse chaleur, et l’eau du radiateur qui bout… Nous sommes contraints de nous arrêter sous un arbre. Ce n’est pas de gaîté de cœur, car nous aimerions mieux rouler de façon à sortir au plus vite de cette piste infernale. Alors que le vent brûlant nous dessèche lentement, nous percevons un bruit de moteur… Un camion-citerne approche dans un nuage de poussière. Une citerne d’eau potable ! Ce sont les militaires travaillant à la nouvelle route. Ils s’arrêtent, ouvrent une vanne de la citerne, et nous avons droit à une merveilleuse douche presque fraîche ! Nous retrouvons notre moral, et du coup, l’appétit revient. Nous mangeons des épinards sans les faire chauffer, car nous n’avons plus de gaz, et sans les accommoder, car il ne nous reste que des sardines à l’huile. Mais nous avons tellement faim que nous trouvons presque bon…

Lorsque la chaleur tombe, la voiture se sent plus courageuse, et nous pouvons continuer en mettant le chauffage pour ne pas que la température du liquide de refroidissement atteigne les cent dix degrés redoutés. À vingt kilomètres-heure, nous n’avons pas d’air, et c’est un peu comme si nous passions l’après-midi dans un four : c’est vraiment dur. Pancho m’annonce qu’il ne regrette pas d’avoir entrepris ce voyage, mais il me jure qu’il ne recommencera plus ce genre d’expérience, car il a presque atteint ses limites. Il voudrait une fontaine, même toute petite, un parasol, des arbres et une pelouse fraîchement arrosée. Il y a des moments où je crois que nous sommes au bord du délire !

La tradition veut que, depuis des générations, les voyageurs tournent trois fois autour du mausolée de Moulay Hassan, un petit bâtiment éclatant de blancheur au soleil. Nous n’hésitons pas à faire quatre et cinq fois le tour du marabout pour nous attirer les bonnes grâces du Saint Christophe local, et pour qu’il nous protège jusqu’à la fin de notre voyage infernal !

À force de cahoter cahin-caha sur les cailloux, nous arrivons devant une mare d’eau creusée au bord de la piste ; de l’eau jaunâtre, mais forts de la protection de Moulay Hassan, nous plongeons ! Et nous ressuscitons ! À cette incommensurable joie, ajoutons celle de trouver, pendant deux kilomètres, jusqu’à Arak, une potion goudronnée : nous roulons dans du coton. Nous avions perdu l’habitude d’entendre le ronron du moteur. Pancho découvre que la voiture ne semble pas en mauvaise santé mécanique, et que ce n’est que la carcasse qui risque de nous lâcher…

Arak ! Ce n’est même pas un village : il n’y a qu’une petite station-service minable où nous complétons notre plein en carburant par prudence. L’eau du puits n’est même pas claire, mais nous avons connu pire, et nous sommes bien forcés de nous contenter de ce qu’on nous propose le long du chemin, car nous ne risquons pas de trouver de l’eau minérale ! Et puis nous ne sommes pas très difficiles, et notre constitution robuste nous permet de résister à tout.

Le pompiste nous explique qu’il ne nous reste plus que quarante kilomètres de mauvaise piste… « Une portion pendant laquelle vous ne verrez plus la route en construction à côté de vous, mais il ne faut surtout pas prendre l’ancienne piste vers Tadjemout, car vous feriez alors cent cinquante kilomètres de trop, sur de la grosse tôle ondulée. Donc, tu prends vers Tadjemout, et à quinze kilomètres d’ici, tu tournes à gauche en suivant les traces… » C’est tout simple, et nous sommes confiants. Dans quelques kilomètres, la voiture roulera sur la grande route goudronnée jusqu’en France, et nous n’aurons plus peur de la voir se casser en deux dans une ornière !

Nous repartons le cœur en fête, mais à vingt kilomètres d’arak, nous roulons toujours au pas et nous n’avons pas trouvé le fameux embranchement sur la gauche. Il y a bien des traces qui quittent la piste principale, mais il y en a tant que nous ne savons pas à laquelle nous fier. Nous faisons demi-tour sur cinq kilomètres, et nous trouvons un semblant de piste à travers un désert de pierraille, menant vers l’ouest. Si ce n’est pas la bonne direction, nous devrions de toute façon retrouver la route en construction ; du moins, c’est ce que nous croyons ! La nuit tombe, nous ne voyons plus les traces, nous nous enlisons dans une immense plaque de sable que nous aurions pu éviter si nous avions eu une bonne vision du terrain… Nous ne savons plus où nous nous trouvons, aucune balise à l’horizon pour nous rassurer, nous suivons des traces qui semblent vieilles de plusieurs jours, peut-être de plusieurs mois… Nous sommes perdus et ensablés. Pancho a de plus en plus mal à sa jambe, et ses plaies sont sérieusement infectées. Il devient gris et sans forces… Découragés, nous abandonnons, et nous préparons un thé tiède, car nous n’avons la possibilité de faire chauffer l’eau douteuse que sur un petit feu de brindilles. Je dois reconnaître qu’en ce moment, nous n’avons qu’une envie : c’est d’en finir avec ce voyage infernal, et de rentrer à la maison. Encore une fois, nous avons commis une imprudence : nous avons quitté la piste, seuls, et nous sommes perdus quelque part, dans des dunes isolées. Un bourdonnement de moteur ? Non, ce n’est pas un rêve, ni un mirage, ni le vent dans la galerie de toit de la voiture… En courant vers la crête de la dune, nous pouvons apercevons ses phares, à cinq cents mètres en contrebas, dans la plaine. Nous n’avons aucune possibilité de signaler notre présence, car la voiture se trouvant dans un creux, les camionneurs ne peuvent pas voir le faisceau de notre phare de toit ! Et puis, nous avons de l’eau, de l’essence, encore un peu de force pour dégager la 4L demain matin… Il vaut mieux garder nos fusées de détresse pour des situations plus critiques. Demain, nous essayerons de suivre ses traces. Il nous suffira de trouver un passage pour descendre vers cette plaine s’étendant à nos pieds. Ce n’est pas évident, nous allons devoir rouler hors-piste, ce n’est pas prudent, mais si nous avons aperçu un camion à cet endroit, c’est tout de même un grand espoir ! Et s’il ne faisait que revenir d’un de ces nombreux forages isolés dans le désert ? Si ses traces ne conduisaient qu’à une vanne solidement verrouillée à une dizaine de kilomètres d’ici ? Si nous faisions une erreur en nous lançant dans cette direction, et si la voiture nous lâchait à ce moment-là… C’est un peu la loterie : nous ne choisissons pas la solution sage qui consisterait à retourner sur nos pas, car nous ne voulons pas repasser par les endroits que nous avons laissés derrière nous, en particulier des descentes sablonneuses que nous n’arriverons jamais à remonter. Nous irons de l’avant, et nous avons confiance en notre bonne étoile.

Nous n’avons pas le courage de désensabler la voiture, alors nous nous couchons à même le sable, et nous dormons, assommés par notre inquiétude. Inch Allah !

 

Samedi 27 août 1977.

Arak - El Goléa (628 km).

Bien que nous soyons presque perdus, que nous soyons ensablés, que nous soyons toujours loin du goudron alors que nous espérions en finir avec la piste hier, nous commençons la journée de bonne humeur et avec le moral. N’ayant plus de gaz, je fais chauffer le lait du déjeuner sur un réchaud improvisé alimenté avec l’alcool de la pharmacie ! C’est un peu long, mais c’est efficace. J’essaye de repérer les traces du camion aperçu la nuit dernière avec les jumelles : rien ! Nous n’avons pourtant pas rêvé… Nous sommes sur des traces peu visibles, et nous ne voulons pas les quitter pour en chercher d’autres que nous ne sommes même pas sûrs de repérer. C’est un dilemme : la bonne piste est peut-être vers l’ouest, mais nous n’en sommes pas certains. Le plus prudent serait de retourner sur nos pas, mais cette solution très prudente ne nous enchante pas : nous avons horreur de reculer !

La voiture est vite désensablée, et comme toujours, le sable étant plus ferme le matin, nous repartons sans trop de difficultés. Nous progressons à travers la pierraille, le sable, par une piste impossible où les traces des véhicules qui nous ont précédés partent en éventail, et à chaque fois se pose le problème crucial : Où aller ? Dans ce labyrinthe, nous sommes incapables de retrouver notre trace et de revenir sur nos pas, donc, nous n’avons plus le choix : il faut aller de l’avant, en choisissant si possible la voie la plus à l’ouest, celle qui risque de croiser la route en construction ! Nous avons très peur de casser la voiture, car nous sommes tout à fait isolés et une panne ici, c’est la mort assurée puisque nous ne savons pas dans quelle direction aller chercher du secours ! Nous faisons demi-tour pour passer entre deux petites dunes, et nous apercevons un camion, très loin à notre gauche. Nous coupons à travers le sable et la pierraille jusqu’à ce que nous retrouvions ses traces. Nous les suivons plein nord : nous nous sentons soulagés ! Si nous n’avions pas eu l’idée de couper entre les deux dunes tout à l’heure, nous serions partis dans une mauvaise direction… Nous venons d’être aidés par la chance ! Un autre poids lourd vient à notre rencontre, le chauffeur nous rassure : nous sommes sur la bonne piste et la route goudronnée est là, très près, derrière les petites dunes que l’on distingue nettement devant nous ! Hier soir, nous n’avons pas su repérer le croisement et nous avons fait une petite excursion hors des sentiers battus, ce qui n’est pas recommandé en plein été !

Quand nous retrouvons enfin la route goudronnée, nous ressentons ce que doit éprouver le naufragé atteignant une île habitée. Nous sommes sauvés ! Il y a deux mille cent kilomètres que nous n’avons plus roulé sur du goudron ! Pour nous, c’est comme si le désert n’était plus qu’un souvenir derrière nous, car nous considérons que le Sahara sur une route goudronnée, ce n’est plus l’aventure ! Nous ne sommes pas privés de désert pour autant, car c’est un mets de choix quotidien qui s’offre à nous : la chaleur dès onze heures du matin, et le chauffage pour refroidir plus efficacement le moteur ! L’avantage, c’est que nous filons à un bon quatre-vingt-dix kilomètres-heure, et que nous avons davantage d’air qu’en avançant à notre vitesse d’escargot comme ces derniers jours ! L’inconvénient, c’est que cet air ne nous rafraîchit pas : il est brûlant !

Quelques kilomètres avant d’arriver à In Salah, je remarque, dans le rétroviseur, une Land-Rover se rapprochant de nous tous phares allumés. Ce sont les policiers de la Garde Nationale. Ils nous doublent et nous font signe de nous garer… Ce genre de choses n’engendre en général que des ennuis. On ne risque pas d’avoir brûlé un stop, ni d’avoir traversé un village à trop vive allure… Que peuvent-ils bien nous vouloir ? Le policier s’approche, à la fois austère et courtois.

__« Vos amis sont inquiets, ils vous attendent à l’oasis d’In Salah !

__Nos amis ? Nous sommes seuls !

__Vous ne voyagez pas avec des Français en Land-Rover ? »

Nous comprenons alors qu’il s’agit des touristes que nous retrouvons régulièrement depuis Niamey tout au long de notre lente remontée vers le nord.

__« Ils nous cherchent ? Ah bon!

__Ils sont inquiets parce que vous auriez dû arriver hier à In Salah ! Alors, allez à l’oasis, ils vous y attendent. » Et les policiers redémarrent sans nous donner davantage de précisions. Nous nous rendons à l’oasis d’In Salah. Dans un endroit presque idyllique, sous les palmiers, nous sommes étonnés de trouver une concentration de routards peu habituelle. Tout le monde a l’air morose et inquiet. Nos « amis » accourent, nous accueillent comme si nous étions rescapés d’un naufrage… Nous ne comprenons pas ces effusions de joie : il y a plus d’un mois que nous nous suivons et que le hasard permet à nos routes de se croiser, et nous ne sommes rien de plus que des « gens du voyage » comme eux ! Soudain, la fille fond en larmes et nous raconte : « Les policiers qui vous ont rattrapés sur la route ne vous ont rien dit ? Ils ramenaient le cadavre d’un jeune Autrichien que nous avons trouvé mort dans le désert ! Nous nous sommes égarés à la sortie des gorges d’Arak, nous avons pris plein ouest en pensant trouver le chantier de la nouvelle route, mais ce que nous ne savions pas, c’est qu’il n’y a pas de nouvelle route à cet endroit, à cause du sable qui pose des problèmes de stabilité du sol. Donc, nous avons fini par nous retrouver perdus dans une zone tout à fait déserte. Nous avons trouvé un « Combi Volkswagen », et un jeune couple épuisé, sans réserve d’eau, au bord de la mort. Ils nous ont appris que leur copain était parti à pied, avec une petite provision d’eau, vers l’ouest pour chercher du secours. On a suivi ses traces et on l’a retrouvé mort d’épuisement à côté de son bidon vide. Nous frémissons, car nous aussi, nous étions perdus, et heureusement que nous n’avons pas eu de problème avec la Land ! Quand nous sommes allés déclarer le décès aux flics, nous avons signalé votre présence, et comme vous auriez dû être là, nous avons pensé que vous aussi, vous vous étiez égarés ! Les policiers nous ont dit que c’était la sixième victime en dix jours ! »

Alors, nous comprenons pourquoi cette ambiance de mort dans le campement, et nous n’avons aucune envie de rester dans cette veillée funèbre. Les copains du jeune Autrichien décédé sont là, abattus, chacun essaye de ne pas les laisser seuls, et les policiers viennent les chercher pour faire le rapport « d’accident ». Ils n’avaient pas renouvelé leurs réserves d’eau, ils n’avaient aucune notion de mécanique, et leur panne était tout à fait anodine, puisque leur « Combi » est là. Ils ont surtout commis une énorme erreur : on ne quitte jamais un véhicule en panne, surtout si on sait qu’on boit jusqu’à quinze litres d’eau par jour en restant sur place ; alors en marchant ! Les autorités algériennes ont aussi leur part de responsabilité, car personne ne fait rien pour baliser ces quarante kilomètres de sable et de cailloux vraiment dangereux ! C’est caractéristique de la négligence des responsables locaux ! En ce qui nous concerne, nous avons eu la chance de repérer un camion le soir où nous étions égarés, nous avons ainsi évité de rechercher vers l’ouest, une route en construction qui n’existe pas ! Nous devons peut-être notre salut à la chance…

Dans l’oasis d’In Salah, au bord d’une source, en cueillant des dattes, nous nous remettons de nos émotions. Le désert, c’est terminé, nous l’avons traversé sans ennuis, et nous n’avons aucune envie de refaire le même chemin dans l’autre sens, pour l’instant du moins !

Nous roulons de nuit jusqu’à El Goléa. Il fait un peu chaud : le thermomètre monte à quarante degrés. La température du liquide de refroidissement frôle les cent dix degrés, alors, même à minuit, nous sommes obligés de rouler avec le chauffage qui me cuit les pieds. Comme la route est toute droite, complètement déserte, j’ai bloqué l’accélérateur, et je conduis avec les pieds sur le tableau de bord. Pancho somnole, et il souffre de plus en plus de sa jambe infectée. Il nous faut revenir en France le plus tôt possible !

 

Dimanche 28 août 1977.

El Goléa - Tiaret. (678 km).

Pour souffrir le moins possible de la chaleur, il vaut mieux se lever à six heures et partir à sept, au lever du jour. C’est ainsi presque agréable de rouler : l’air est frais, la voiture plus nerveuse et nous aussi ! Malheureusement, vers dix heures, la canicule nous tombe sur le dos comme une chape de feu ! La route est monotone : du sable sur les côtés, sur la chaussée, des dunes qui débordent parfois pour nous barrer le chemin, comme un dernier pan de nez… Mais nous avons si bien appris à dominer ces obstacles que nous les franchissons sans le moindre ensablement ! Et puis, c’est le « goudron » ! Ce mot magique signifie moyenne de soixante-dix ou quatre-vingts kilomètres-heure, et ça nous change du petit trente que nous n’arrivions pas à maintenir sur la piste !

Dans la descente qui précède l’arrivée dans l’oasis de Ghardaïa, nous jouissons d’un point de vue particulièrement pittoresque sur la cité du M’zab surmontée de son minaret de terre ocre. La chaleur est un peu plus supportable que la veille, mais la faim se fait sentir. Nous ne pouvons résister à la tentation d’un bon repas. Nous allons dans le plus grand hôtel de la ville ; du marbre partout, des garçons en chemise blanche et nœud papillon, des clients au portefeuille bien rempli, mais la nourriture n’est pas plus savoureuse que celle d’une cantine !

Après El Goléa, le paysage devient plus humain, la steppe fait place au désert ; de temps en temps une maison inhabitée marque le décor de sa tache blanche. Nous nous sentons revivre ! Nous traversons des montagnes, nous trouvons du froid. Oui ! du froid, du vrai, de celui qui donne le frisson et tout ! Douze degrés de température ! Nous nous arrêtons au cœur des hauts plateaux pour dormir.

 

Lundi 29 août.

Tiaret - Berkane (563 km).

Nous sommes réveillés par le froid : il fait six degrés ! Nous sommes frigorifiés, congelés, surgelés ! Nous étions habitués à quarante-sept degrés le jour et trente-cinq la nuit, alors nous souffrons de l’onglée, du froid aux pieds, nous éternuons… bref, nous ne supportons plus le froid dont nous avons tant rêvé au cœur du Sahara ! Nous pensons qu’en roulant, le chauffage sera bien agréable… C’est comique, mais le circuit de refroidissement est prévu pour la chaleur, alors le moteur ne chauffe pas suffisamment ! C’est un comble ! Nous avons souffert avec le chauffage quand il faisait trop chaud, et à présent, ce même chauffage ne nous est d’aucune utilité ! Ce n’est pas une vie ! Nous prenons la direction d’Oran dans un paysage un peu plus humain : des champs de blé, des collines, des fermes isolées… nous nous sentons presque chez nous ! À Tlemcen, nous liquidons nos derniers Dinars, et nous n’avons pas grand choix pour acheter nos souvenirs : il n’y a rien ! Nous prenons la direction de la frontière, et nous sommes pressés ! Nous y arrivons à neuf heures moins le quart : c’est fermé. Il faut bien que les douaniers prennent le temps de dîner ! À neuf heures et demie, nous sommes passés sans le moindre contrôle, ce qui nous arrange, car nous n’avons aucune envie de décharger notre matériel, et d’étaler nos bagages. Au Maroc, ça s’annonce mal ! Le douanier commence par mettre le nez dans notre fouillis… quand soudain, une énorme araignée jaune lui file entre les pattes, sortie de je ne sais où ! Le voilà stoppé net. Il pense qu’elle sort de notre voiture, et ça le décourage de s’approcher davantage, et surtout d’y mettre les pattes !

Nous entrons au Maroc. À Oujda, un coup de sifflet nous oblige à stopper net. Le policier arrive : nous lui demandons la route de Melilla, nous lui parlons de notre voyage… Il essaye de nous expliquer que notre plaque minéralogique n’est pas éclairée, mais nous ne le laissons PAS parler ! Quand nous redémarrons, nous sommes les meilleurs amis du monde, il nous souhaite bon voyage, il est enchanté d’avoir fait notre connaissance : il n’a pas pu en placer une !

Conduire au Maroc de nuit, ce n’est pas de tout repos. Les cyclistes zigzaguent sur la route sans lumière, les voitures restent plein phares, la route n’est pas toujours très bonne… Nous nous arrêtons pour dormir dans un champ.

 

Mardi 30 août 1977.

Berkane - Al Hoceima (230 km).

Comme nous passons près de Melilla, nous allons tenter notre chance en essayant de prendre un ferry jusqu’à Alicante, Malaga ou Almeria. Ça raccourcirait notre itinéraire de retour, et nous pourrions nous reposer un peu, car nous commençons à donner des signes de fatigue, et Pancho a la jambe comme un poteau télégraphique vermoulu. Les piqûres de moustiques du Bénin se sont tellement infectées qu’on dirait que la gangrène se prépare… Il s’inquiète avec raison, en boitillant… À la frontière, nous attendons que le douanier veuille bien tamponner la pile de passeports qui s’accumule sur le guichet, pendant une heure. Nous avons appris à être patients, mais tout de même, nous apprécierions un petit peu de rapidité!

La ville de Melilla est une enclave espagnole dans le Maghreb, et nous reprenons ainsi contact avec l’Europe : de grandes avenues claires et propres, avec des Bars dignes de ce nom, des sandwiches au jambon, et des omelettes aux pommes de terre sur les comptoirs… Nous croyons rêver ! Pour le bateau du matin, c’est complet, mais nous avons une chance minime dans le bateau du soir, en nous inscrivant sur une liste d’attente. Nous allons manger un vrai repas, et il y a bien longtemps que ça ne nous était pas arrivé. Nous passons une bonne partie de l’après-midi devant une bière et un coca, à la terrasse d’un café. C’est chouette de retrouver la civilisation : les voitures qui passent, les petites nanas qui ondulent, les juke-box qui modulent… Nous nous sentons chez nous, et nous sommes prêts à consommer avidement tout ce que nous fuyions en décidant d’entreprendre une traversée du Sahara !

Pour le ferry, c’est impossible de trouver une place : un responsable nous annonce que tout est réservé jusqu’au cinq septembre. Nous sommes atterrés, car il va falloir aller jusqu’à Ceuta, et au lieu d’une traversée paisible, nous devrons parcourir cinq cents kilomètres sur des routes marocaines pleines de pièges et d’ornières !

Nous retraversons la frontière pour sortir de Melilla, et l’on reste bloqués près d’une heure, à cause d’un fonctionnaire qui n’est pas plus rapide que celui du matin pour tamponner nos passeports. La route est étroite et sinueuse, elle monte et descend, tourne, vire et la nuit arrive. Je suis très fatigué, et je dois continuer, car Pancho souffre réellement de sa jambe, et il nous faut donc revenir en France le plus tôt possible, c’est peut-être une question d’heure ! Je m’accroche derrière un camion roulant bon train (de marchandises), et les kilomètres défilent lentement. Soudain se fait entendre un sinistre « tac tac » qui ne tarde pas à devenir un « toc toc », puis un « croc croc »… Le roulement de la roue avant gauche nous abandonne lâchement : il meurt d’une indigestion de sable ; nous ne pouvons continuer ainsi. Nous nous arrêtons au bord de la route nous réparerons l’avarie dès demain. Le roulement cassé, la patte de Pancho bien amochée, les freins défaillants… Nous sommes en bien piteux état !

 

Mercredi 31 août 1977.

Al Hoceima - Vejer (415 km).

Dès la première heure, nous voilà sur pied (sans S, surtout pour Pancho qui souffre de plus en plus de sa « patte folle » et qui boitille lamentablement autour de la voiture en geignant comme un malheureux). En bon mécanicien chevronné, il décide de démolir ce p… de c… de roulement qui le fait ch… Il s’empare des pinces, du marteau, de la clé à molette, récupère le roulement dans notre stock de pièces de rechange, et il commence, comme un de ces bons bricoleurs africains rencontrés tout au long du voyage, par tout étaler dans la poussière, au bord du chemin. Mais il se rend compte piteusement qu’il lui manque un marteau plus gros, la clé de vingt-quatre, et tout ça… C’est là qu’on voit que ce n’est pas un vrai bricoleur africain, car les cailloux du chemin devraient lui suffire s’il était capable de se contenter de faire avec les moyens du bord ! Il range son étalage en grognant à cause de sa jambe, et nous voilà partis pour Al Hoceima, soit quarante kilomètres de mauvaise route : tac tac, toc, toc, croc, croc… Nous roulons à cinquante à l’heure pour ne pas finir de casser les quatre ou cinq billes qui restent dans le roulement. À Al Hoceima, nous allons dans un garage, et on nous prête les outils dont nous avons besoin. Pancho se met en peine de réparer la 4L, et à midi, tout est prêt. Nous repartons vers Tétouan et Ceuta par des routes étroites, à travers des cols tortueux et des montagnes arides. Nous n’avons plus la forme, car si le roulement ne nous pose plus de problèmes, s’il ne grince plus, ce sont les amortisseurs, par contre qui commencent à nous lâcher ! Nous sautons, nous tanguons, nous rebondissons d’un talus à l’autre, et nous redoutons de finir dans un ravin. La voiture a pris un sérieux coup de vieux au cours de ce voyage ! Vers Kétama, on nous propose du haschich à chaque virage : « Haschich ! haschich ! » nous ne daignons même pas répondre, et encore moins nous arrêter. Nous n’avons pas le temps de fumer un joint, nous voudrions être à Ceuta le plus tôt possible. En bas du col, la police nous arrête, et fouille assez sommairement la voiture, surtout les vide-poches, et il est notoire qu’ils cherchent à « coincer » l’imprudent qui vient d’acheter un peu d’herbe. En quelque sorte, les vendeurs de drogue et les policiers se tolèrent très bien, car la police ferme les yeux sur le commerce illicite, et elle arrondit ses fins de mois en appréhendant de petits acheteurs qui leur donnent une somme assez coquette pour qu’on les laisse repartir sans les conduire au poste ! Je me demande même si la marchandise confisquée ne repart pas dans le stock des vendeurs… C’est peut-être un circuit fermé, je peux même dire un cercle « vicieux » !

La frontière est vite franchie, car il n’y a personne, et les douaniers marocains, à vingt-deux heures, à la fraîche, sont plus rapides que dans la journée ! L’air frais les stimule !

Nous avons une chance inouïe, nous pouvons prendre le bateau de onze heures et demie.

Durant la traversée vers l’Espagne, nous restons sur le pont, et nous regardons l’Afrique s’éloigner. Nous laissons derrière nous des moments souvent pénibles dans la chaleur suffocante du désert, nous regardons cette côte scintillante des mille lumières de Ceuta disparaître dans la nuit noire. Nous sommes réellement inquiets pour la « patte folle » de Pancho, car nous nous rendons compte que la blessure est sérieuse. Nous sommes impatients de retrouver l’Europe, les restaurants où l’on mange de la vraie nourriture, celle à laquelle nous sommes habitués, et puis il faut dire aussi que nous rêvons un peu de pantoufles de canapé moelleux, et de soins médicaux pour Pancho !

Dès notre prise de contact avec le continent, à Algésiras, nous filons sur Cadix. Il est une heure du matin, mais la route est bonne, et il vaut mieux rouler le plus possible de nuit, car Pancho souffre moins qu’en pleine journée avec la chaleur ! La route est bonne, la circulation plutôt fluide : nous roulons jusqu’à Vejer de la Frontera.

 

Jeudi 1er septembre 1977.

Vejer - Aranda de Duero (864 km).

Rouler à soixante kilomètres à l’heure sur les routes nationales espagnoles, c’est tout de même mieux que notre moyenne de vingt à l’heure sur les pistes africaines, mais à présent, le danger vient de derrière ! Nous aimerions aller plus vite, mais la 4l n’en peut plus, elle est fatiguée et elle a une forte attirance vers l’extrême droite, l’endroit où elle pourrait se vautrer dans le fossé ! Elle nous menace de rester au bord de la route, mais à présent nous la connaissons bien et nous savons qu’elle fait du bluff ! Elle n’osera plus piquer son caprice, et elle reviendra, c’est sûr ! Pancho a de plus en plus mal à sa jambe qui pourrit à vue d’œil en dégageant une odeur désagréable. Nous sommes conscients que c’est la gangrène qui commence à faire son effet. Il devient gris, et il souffre le martyre en silence. Il faut rentrer le plus vite possible, car il n’est pas question de se faire soigner en Espagne : nous n’avons pas confiance. Nous sommes englués dans un trafic affolant avant Madrid. Les Espagnols sont les spécialistes du dépassement en troisième position, et même si ça passe très souvent de justesse, ils ne s’affolent pas. Nous avions perdu l’habitude de nous battre dans cette jungle-là, alors nous sommes un peu inquiets… D’autant plus que nous savons qu’au moindre accrochage, notre voiture tomberait en pièces et nous nous retrouverions assis parmi les débris, au milieu de la route ! Nous traversons Madrid sans trop nous tromper, et nous continuons vers Burgos. J’ai l’intention de rouler toute la nuit, mais à trois heures, il faut que je m’arrête, car je ne peux plus tenir. Pancho ne souffre plus : il se sent faible, c’est tout. Et c’est encore plus inquiétant !

 

Vendredi 2 septembre.1977.

Aranda - Serres-Morlàas (546 km).

Il fait six degrés ce matin, et nous sommes presque gelés : nous préférions la chaleur du Sahara ! (On n’est jamais content !). Nous trouvons la route vraiment longue jusqu’à Hendaye, et nous n’avons plus envie de causer ; la conversation en est réduite au dialogue suivant :

__« Ça va Pancho ?

__Mieux ! » Et au bout d’un moment :

__« Et maintenant, ça va Pancho ?

__Un peu mieux ! » Je m’attends à ce qu’il me dise que tout va bien, mais je sais que le mal progresse et que nous n’avons aucun moyen d’arrêter l’infection. Notre silence trahit notre angoisse.

Pourtant, dès que nous arrivons à Hendaye, nous nous ruons sur un steak-frites arrosé de bière, car nous avons une urgence, mais aussi des priorités. Tout le monde nous dit que la saison a été « pourrie » : pluie, pluie, pluie… Nous, nous ne nous plaignons pas, car nous avons eu du beau temps ! Les cafetiers français demandent même une indemnisation à l’état, car ils estiment qu’ils sont sinistrés. Ils auraient dû aller s’installer dans le Sahara, entre In Guezzam et Tamanrasset. La plage est immense, et ça rendrait service à ceux qui souffrent sur la piste!

À Hendaye ville, Lino, le pharmacien que je connais bien, refait le pansement, et il est très inquiet : la plaie est noire, elle couvre tout le tibia, et il nous conseille de nous rendre le plus vite possible à l’hôpital de Pau. Quand nous arrivons à l’hôpital, le gardien reconnaît la voiture : il l’a vue dans le journal, car il a suivi notre raid grâce aux articles que nous envoyions régulièrement. Il ouvre la barrière, et nous nous garons devant la salle des urgences. Une infirmière s’occupe de nous en priorité. Elle aussi, a suivi notre voyage dans la presse locale : « Alors, vous êtes revenus, c’était dur ? Et la chaleur, vous… » Elle vient d’ôter la bande, et elle se trouve face à la plaie noire et violacée ; elle ne termine pas sa phrase. Elle sort de la salle et revient avec un docteur qui observe les dégâts, palpe la cheville, reste perplexe, sort à son tour sans rien dire, et revient au bout de quelques instants avec un docteur en blouse blanche qui commence à charcuter la plaie avec toutes sortes de pinces et d’objets contondants. C’est un chirurgien : « Je vous fais mal ? Et là, je vous fais mal ? » Pancho répond que, de toute façon, il a mal, alors un peu plus ou un peu moins, il ne s’en rend pas compte. Le diagnostic tombe comme un coup de tonnerre dans le désert : ulcère, gangrène, œdème très sérieux… Hospitaliser, il parle de greffe, de sécurité sociale, de tout un tas de choses que nous ne nous attendions pas à entendre ! Il n’autorise même pas Pancho à aller chez lui pour chercher quelques effets personnels : le traitement doit impérativement commencer dès ce soir, en espérant que ce ne sera pas trop tard ! Du coup, le retour triomphal à Sévignacq, les copains, le champagne, tout tombe à l’eau ! Dans le fond, Pancho n’avait aucune envie de fêter le retour ce soir, il se sent presque rassuré, car à partir de maintenant, il sait qu’on va le soigner, et c’est tout de même encourageant !

Je l’abandonne à l’hôpital, et je rentre seul, triste, fatigué : la joie du retour est brisée ! À Sévignacq, au bar de « chez Courbet », personne ne veut croire que Pancho est resté à l’hôpital, tous croient qu’il est caché quelque part dehors, et il leur faut un bon moment avant de comprendre que je ne plaisante pas ! Nous avions prévu un grand repas tous ensemble, avec les copains, mais pour l’instant, le cœur n’est pas à la fête !

En fin de compte, la voiture a tenu le coup, pas le mécanicien.

 

Épilogue :

Pancho restera environ trois semaines à l’hôpital, on lui fera une greffe, et il évitera l’amputation de justesse, car il avait une plaie gangreneuse, avec un début d’œdème à la cheville.

La « Renault 4 » roulera encore quelque temps entre Hendaye et Pau, jusqu’au jour où la police de la route m’arrêtera et me demandera de la retirer de la circulation pour raisons de sécurité : elle touchait presque par terre !

Pendant ce voyage, nous avons parcouru 14 943 km, dont 4 805 km de pistes pas toujours carrossables !

 

 


 

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