Conte asiatique d'Alain Menjot
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Conte chinois

 par Alain Menjot

Kwaï allait avoir cinq ans. Il était né près d'une lugubre ville du nord de l'Europe, dans une triste banlieue où même la lumière semblait sale. De sombres tours dominaient des barres d'immeubles de briques ocre... Les habitants eux-mêmes faisaient grise mine quand ils ne broyaient pas du noir ! Certains se grisaient à l'alcool blanc, puis battaient leurs compagnes qui reparaissaient le lendemain les yeux au beurre noir, couvertes de bleus. Blanc, gris, noir, ocre, bleu... c’était un bien triste arc en ciel ! Kwaï ne connaissait de la terre de ses ancêtres, que les récits que Boun, son grand père maternel lui racontait pour l'endormir... des aventures pleines de couleurs, du bleu du ciel au vert des rizières, où des dragons rouges aux reflets dorés dansaient dans des océans de nuages nacrés. Aussi, quand Boun pensait avoir aidé Kwaï à s'endormir, il ne savait pas que son âme pleurait toute la nuit, et le matin, l'enfant se réveillait plus triste que jamais.

Un jour, arriva de Chine un gros paquet. Il était enveloppé d'un grossier papier ocre dans la trame duquel on distinguait en filigrane, des brins de paille dorés. Ce paquet ne pouvait que recéler des merveilles ! Boun annonça juste que le colis contenait le cadeau d'anniversaire de la grand’mère restée dans ce lointain pays du centre du monde : « l'Empire du Milieu » ou « Zhong guo » comme disait Boun. Celui-ci coupa les bandes de papier collant brunes puis défit l'emballage avec mille précautions pour ne pas l'abîmer, car il avait l'habitude de ne rien jeter : tout pouvait resservir ! Ce fut alors un éblouissant bouquet de couleurs sur la petite table du salon. Alors que Boun repliait soigneusement le papier d'emballage, Kwaï, en extase, fixait le temple rond au toit doré se détachant sur le fond rouge du couvercle de la boîte en carton qu'il n'osait pas ouvrir, bien que la curiosité lui mette des fourmis dans les doigts ! Le grand père semblait aussi curieux que Kwaï, mais il ne voulait rien laisser paraître. D'un mouvement sec du menton, il lui intima l'ordre d'ouvrir la boîte. Kwaï souleva le couvercle tout doucement au cas où la merveille se trouvant soudain libérée s'envolerait. Sa déception fut au moins aussi forte que son émerveillement de tout à l'heure. Devant ses yeux redevenus deux petites lignes fines, une étoffe noire emplissait la boîte où Kwaï espérait trouver des merveilles. Boun, de ses longs doigts fins comme des serres de rapace enleva doucement la pièce de soie. Dans le fond de la boîte ne restait qu'un horrible cintre de corne noire, et une feuille de papier sur laquelle Kwaï remarqua de gros idéogrammes tracés au pinceau avec une encre d'un noir de jais. Boun lut le message de la grand’mère : « Pour tes cinq ans, sois beau comme un mandarin ! » Il déplia la pièce de soie, et un splendide habit rouge coula jusqu'au sol avec la grâce langoureuse d'un reptile. Des broderies de fil d'or représentaient un petit dragon se prélassant sur le dos d'un buffle aux cornes imposantes. Le visage de Boun se plissa dans un rire enfantin; il ouvrit l'habit, le tenant de chaque côté du col, découvrant la doublure intérieure de soie noire, et Kwaï l'enfila avec l'impression de plonger dans les ténèbres. Quand les mains noueuses de son grand père fermèrent les petits boutons de tissus, sur le devant, Kwaï se sentit pris dans un puissant tourbillon qui lui donna le vertige. La porte vitrée du salon lui renvoya l'image d'un héros de conte qu'il voyait pour la première fois.
               « Nous inviterons les amis, et nous t'honorerons comme un prince
 » déclara le grand père en plaçant l'habit sur le cintre de corne noire qu'il suspendit dans la penderie.
               Le soir venu, Kwaï ne pouvait s’empêcher de rêver devant son habit éclatant de couleurs chaudes. Il rêvait de partir en Chine, et de vivre parmi les couleurs, de sauter dans le bleu, de se rouler dans le vert... Même le noir devait être une couleur, là-bas !
                Vers minuit, à l'heure où le soleil se lève dans l'Empire du Milieu, Kwaï fut réveillé par ce qu'il crut être des chuchotements, ou un appel discret ? La voix venait de la penderie. Bien que cela puisse paraître étrange, il n'avait pas peur, comme si la voix lui était déjà familière. Il alluma sa lampe de chevet, ouvrit doucement la penderie, écarta les pans écarlates de sa veste... Alors, dans les reflets chatoyants de la doublure noire, apparut le visage d'un génie aux cheveux blonds, à la barbichette blanche. La monture du cintre s’épaissit lentement jusqu'à devenir d'imposantes cornes. Kwaï joignit les mains à hauteur de son front et salua avec respect : « ni hao*
 ». Alors le rire du génie fusa dans mille éclats de feuilles vertes. Les pieds de Chang s'enfoncèrent dans la boue tiède... Il sauta sur le dos du génie. Quand la dernière feuille se posa enfin dans l'eau de la rizière, Kwaï s'aplatit sur le dos du grand buffle noir. Dans un trou de verdure, il distingua un temple rond au toit doré, et, venant vers lui les bras tendus, une vieille dame qui devait être sa grand’mère. Un bonheur sans limites l'envahit. Mais son rire joyeux s’étrangla dans un sanglot : il pensa à son grand père resté tout seul là-bas dans la sinistre ville sans couleurs.


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Dernière modification: 16/09/2013