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Samedi 11 février 2017.
Surin – Ubon.
Je dois sortir de Thaïlande, car mon
séjour autorisé d’un mois expire le quinze. Me voilà donc obligé
de bouger, de sortir de la léthargie dans laquelle je me
complais. Je vais à la petite gare de Lamchi, non loin de
chez nous, et je prends le train de quinze heures pour Ubon, à
deux cents kilomètres. Le vélo voyage dans le fourgon en
compagnie de plusieurs motos et de quelques colis. Je n’ai pas
voulu faire la route en vélo, car c’est une perte de temps,
pendant deux cents kilomètres, et un gaspillage d’énergie ! Le
paysage est d’une monotonie exaspérante. Tout est sec,
poussiéreux, grillé par le soleil, et même les buffles qui
doivent se contenter d’une paille desséchée restant dans les
rizières et de quelques mares d’eau boueuse pour leur baignade
me font pitié ! Il n’y a pas grand monde dans le train et je
m’ennuie un peu, car à part quelques marchands de boissons
fraîches, on ne voit guère de vendeurs. J’aurais bien mangé une
cuisse de poulet grillé et un petit beignet à l’ananas ! Nous
arrivons à Ubon à l’heure exacte : six heures. Arrêt sur
l’image : le train s’arrête le long du quai où tout le monde est
figé ! Quand le grincement des freins cesse, je perçois la
musique de l’hymne national. C’est le moment sacré où, depuis
des décennies, les gens se mettent au garde à vous. Pour pouvoir
sortir de la gare, il faut traverser un train qui se trouve à
quai. Les passagers montent dans les wagons pour ressortir de
l’autre côté… C’est comme ça quand il n’y a pas de passage
souterrain. Avec mon vélo, je ne peux pas faire ces acrobaties,
alors je vais jusqu’au dernier wagon du train stationné, je
traverse la voie et je reviens de l’autre côté. Je fais du vélo
sur le quai de gare, personne ne trouve bizarre !
Je me rends à l’hôtel Kulap que je
connais déjà, et j’ai une chambre bien propre, bien qu’un peu
spartiate sans climatisation ni eau chaude, pour 200 bahts
(5 €). Il fait 22° dans la chambre, et j’ai froid. Il n’y a pas
de couvertures, alors je pense que je vais dormir avec mon
maillot FDJ sur le dos. En début de soirée, je vais
manger dans un petit restaurant que je connais déjà. Pas de
bière, c’est « une journée du Bouddha » alors on ne vend de
l’alcool nulle part, donc, on ne boit pas d’alcool. Tant pis, je
prends du canard rôti, servi avec du riz et avec un petit bol de
bouillon et une bouteille de Sprite. Je paye 1,25 €. En
Thaïlande, la nourriture est bonne, et ce n’est pas ruineux.
Dimanche 12 février 2017.
Ubon – Phiboon 45 km.
Pas besoin de la climatisation :
j’ai eu froid toute la nuit. J’ai dû m’enrouler dans les
serviettes de toilette et mettre mon maillot cycliste et mes
chaussettes. Pourtant, il faisait vingt-trois degrés dans la
chambre ! Ce matin, à sept heures, quand je suis sorti pour voir
ce que me réservait cette belle matinée, j’ai frissonné !
Seulement seize degrés, et un vent du nord glacial. J’ai décidé
de ne partir qu’à neuf heures. C’était une sage décision, car
jusqu’à ce que j’arrive à Phiboon, à onze heures trente, j’ai eu
une température idéale. Par contre, le vent contraire était
vivifiant, mais un peu énervant, car il me forçait à appuyer sur
les pédales !
Au bout de vingt kilomètres, je me
suis arrêté dans un des nombreux abris du bord de route, pour
mettre un peu d’huile sur la chaîne. J’ai vu arriver un de ces
parias, que je ne pourrais comparer ni à un clochard ni à un
mendiant. Maigre, vêtu de noir ou de marron, une longue
chevelure entortillée et collée par la crasse pendant dans son
dos comme une tresse sordide. Il m’avait vu m’arrêter et il
pressait le pas. Je pense qu’il était sorti du fossé, car je ne
l’avais pas remarqué sur la route. Il vint s’asseoir sur le
banc, du côté opposé, en silence, et il me regardait avec ce
regard triste qu’ont les chiens errants qui tournent autour de
moi, parfois quand je m’arrête pour manger un peu. Son visage
noirâtre maculé de traînées noires luisait de crasse. Son regard
n’exprimait rien, il me regardait en pensant peut-être que
j’allais sortir un petit casse-croûte et lui en donner un peu.
Il pouvait avoir entre vingt-cinq et trente ans. Je me rendis
compte alors que ses vêtements n’étaient ni noirs ni marrons
d’origine, ils étaient colorés, teints par la crasse. Des jambes
maigres semblables à deux piquets de bois sortaient d’un sarong
effiloché et ses pieds noirs de crasse étaient chaussés de
sandales de caoutchouc qui étaient la seule chose en état sur ce
curieux personnage. Il ne demandait rien, ne tendait pas la
main, il me regardait mettre de l’huile sur la chaîne de mon
vélo, mais il me semblait qu’il ne me voyait pas. Je me pris
soudain pour Saint Ex qui s’était posé dans le désert pour
réparer son avion, et je me suis dit que cet être irréel,
presque mystérieux, allait soudain me dire « Dessine-moi un
mouton ! ». Après tout, il peut y avoir des petits Princes
crasseux, personne n’ose le dire. Je ressentais un sentiment
étrange, un mélange de pitié et de curiosité. De la pitié, car
je réalisais que la misère, c’est ça ; ça n’a rien à voir avec
la pauvreté et c’est cette solitude dans le dénuement qui
excitait ma curiosité. On trouve souvent ce genre de personnage
dans les pays asiatiques. Chaque lettre de l’alphabet thaï est
associée à un nom, d’ailleurs pour dire alphabet, on dit « Ko –
khay » (p – poule). C’est un peu comme si chez nous on disait
« A – arbre ». Et dans cet alphabet, à la lettre « S », on dit
« So – roeussi », ce qui signifie « ermite ». L’ermite vagabond
fait partie de la culture et « du paysage ». On lui donne
quelques reliquats de repas, qu’on lui pose, au coin du chemin,
sur une feuille de journal, quelques os de poulet… Personne ne
parle à cet individu qui n’est pas de ce monde. Que devait
penser cet être en me voyant vêtu de blanc vagabondant comme
lui, mais avec une bicyclette toute propre et un petit sac à dos
qui devait bien contenir quelques biscuits ? Quand il comprit
que j’allais repartir, il me regarda avec dans les yeux, cette
tristesse qu’expriment les chiens errants quand on ne leur donne
rien. J’aurais voulu savoir, alors je lui demandais d’où il
venait, où il allait… Je ne sais pas s’il répondit, je
n’entendis qu’un gargouillis guttural entre le rot et le
raclement de gorge. Depuis le temps que personne ne lui parle,
qu’il ne parle à personne, il ne sait plus s’exprimer. Si je le
compare à un chien, ce n’est pas par mépris, car j’aime bien les
chiens, mais c’est parce que je ne me sentais pas en présence
d’un homme. Je lui donnais suffisamment d’argent pour manger une
soupe et boire de l’eau propre. Il hésitait à tendre sa main,
car, habituellement, on ne donne pas de la main à la main, on
pose à côté de lui. Il ouvrit une main si sale qu’on aurait dit
la patte d’un animal. Il ne remercia pas. Et je réalisais alors
qu’ici, quand on fait l’aumône à un moine, c’est le donateur qui
remercie le bonze d’accepter son offrande. Cela s’appelle faire
« tamboun », c’est-à-dire « faire une offrande ».
Arrivé à Phiboon, je vais à l’hôtel
« Phiboonkit » (chambre à 250 baths) et après avoir
dévoré un riz frit au poulet, je passe l’après-midi dans ma
chambre… allongé sur mon lit. Je suis fatigué, le vent contraire
a eu raison de ma vitalité !
Lundi 13 février 2017.
Phiboon – Chong Mek (48 km)
Je ne pars qu’à 9 h 15, car l’air
était trop vif ce matin, et la température ne devrait pas
dépasser 30° vers midi. La route est très large, à quatre voies
pour une circulation raisonnable. Après avoir parcouru dix
kilomètres, je retrouve, sur le bord de la route, l’ascète de la
veille. Il marche, d’un pas nonchalant, mais il a tout de même
fait vingt-cinq kilomètres depuis hier. J’ai, dans mon sac, un
gâteau au chocolat que je comptais manger en cas de fringale, je
m’arrête et je le lui donne. Il me regarde sans avoir l’air de
me reconnaître il prend le gâteau et le mange. Je reprends la
route, car nous n’avons rien à nous dire, nous n’appartenons pas
au même monde. Il n’a ni sac ni même une petite poche, j’en
déduis qu’il n’a avec lui ni nourriture ni eau. Je me demande
comment il fait !
Je trouve, sur le bord de ma route,
une fabrique de nains de jardin. Il n’y a pas les petits nabots
ni les petits champignons au chapeau rouge et blanc, mais on
trouve des éléphants, des buffles, et toutes sortes de figurines
rappelant plus ou moins des personnages de dessins animés
japonais. Ils ont même fait des motos Harley avec des
pneus de voitures.
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Je longe le lac Sirindhorn pendant
une vingtaine de kilomètres sur une route qui monte et descend
sans arrêt. J’ai chaud dans les montées, mais ça en vaut la
peine, car je me régale dans les descentes ! J’arrive à
Chong Mek, je vais au même hôtel qu’il y a deux ans. Le patron est
toujours assis sur sa chaise en plastique devant la réception,
la patronne n’a pas changé et la chambre est toujours la même
pour le même prix (200 bahts). Le temps est immuable ! Je vais
manger une soupe de nouilles au marché et il y a une tablée de
cyclistes thaïs : trois hommes et deux femmes. Ce sont
certainement des retraités, et ils vont au Laos, avec des
sacoches sur leur bicyclette. Si les Thaïlandais commencent à
faire du vélo en touristes, c’est bon signe !
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