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Dimanche 18 décembre 2016.
Bangkok.
C’est l’été, le beau soleil, l’air
sec, le petit vent doux de temps en temps, et pourtant je ne me
sens pas très dynamique. Je traîne les pieds et j’ai sommeil.
Nous allons à Pratunam en taxi, car les bus sont rares en ce
dimanche de fin d’année. À cause de la mort du Roi, je
m’attendais à une ambiance morose, mais il n’en est rien, seules
certaines personnes portent le deuil. Partout des guirlandes de
Noël, des arbres givrés, des gens avec des bonnets de lutins ou
de Père Noël rouges et blancs : quand on n’est pas forcé de se
vêtir de deuil, on fait la fête. Il est vrai que pour les Thaïs,
hédonistes de nature, la tristesse leur va mal. Même les
obsèques de membres de leur famille sont prétexte à « passer un
bon moment ». On mange, on rit, on joue aux cartes en poussant
des exclamations, le passage dans l’autre monde est une fête,
surtout si le défunt a mené une vie irréprochable, et qu’il aura
une bonne réincarnation. Il n’y a qu’au moment de la crémation
qu’on observe un silence religieux, peut-être en espérant
entendre les légers battements d’ailes de l’âme ? Mais aussitôt,
c’est une rafale de pétards et d’impressionnantes explosions qui
retentissent pour dissuader les mauvais lutins de capturer
l’esprit du défunt.
Lundi 19 décembre 2016.
Bangkok.
Dès que nous réussissons à tenir
debout, après le copieux petit déjeuner de notre hôtel « S6 »,
nous allons à la banque, puis à la compagnie de téléphone
« AIS ». Toutes les personnes ayant un contact avec les clients,
dans le privé ou dans l’administration sont obligées de se vêtir
de noir ou de blanc, en signe de deuil, suite à la mort du Roi
au mois d’octobre dernier. On ne trouve plus les photos du
monarque dans les rues ou sur les avenues, mais des petites
tables gigognes sur lesquelles on a mis des fleurs et un
portrait monochrome du souverain. Les Thaïs sont attristés par
la disparition de Rama IX qui était pour eux la référence
morale, la divinité incarnée. Il faut dire que toute personne
âgée de moins de soixante-dix ans n’avait connu que ce souverain
qu’elle avait appris à respecter depuis « la petite enfance ».
Amnoay a eu de la peine en apprenant la disparition de ce
monarque qu’elle aimait comme un parent et qu’elle respectait
comme on doit respecter une référence d’image de la sagesse. Il
serait aussi malvenu pour nous de juger ce respect et cette
soumission au souverain que de critiquer une croyance
religieuse. Pour les Thaïs, le Roi était plus qu’un père,
c’était un repère spirituel. Dans la population de résidents
étrangers, certains ne comprennent pas cet engouement pour un
personnage, parlent de « culte de la personnalité », mais leur
raisonnement s’explique quand on les entend se qualifier
eux-mêmes « d’expatriés ». J’ai suffisamment vécu à l’étranger
pour connaître la mentalité colonialiste qui colle aux
« Français de l’étranger ». La plupart d’entre eux sont des
« travailleurs immigrés » qui n’ont aucune intention de
s’intégrer !
Mardi 20 décembre 2016.
Bangkok.
La flemme, le besoin de récupérer,
le peu d’envie de sortir dans les rues bruyantes et polluées par
les bus… tout cela fait que je passe la journée dans la chambre
à ne rien faire. En fin d’après-midi, nous allons en
métro
aérien à Prakanon, dans un marché peu fréquenté par les
touristes et nous achetons un sac pour remplacer momentanément
notre valise, et quelques vêtements à des prix très corrects.
Nous revenons en bus, car c’est beaucoup moins cher. Les bus de
Bangkok, c’est comme pour le Roi, les gens de moins de
soixante-dix ans n’ont connu que ceux-là ? Ce sont de vieilles
guimbardes dont les portes claquent en s’ouvrant ou en se
refermant comme si elles allaient tomber dans la rue ; le
plancher de bois vibre sous nos pieds, et un air chaud et
collant entre par les vitres ouvertes. Le chauffeur est assis de
travers devant son volant qu’il essuie régulièrement avec un
chiffon. Comme le levier de vitesses se trouve derrière
lui, il l’a rallongé avec un tuyau de plomberie. Le dispositif
ainsi bricolé lui arrive à hauteur de l’épaule. Il se fait un
point d’honneur à secouer les passagers avec des freinages ou
des accélérations intempestifs. Il conduit son bus dans la
circulation, pourtant dense, comme une moto, en se faufilant
partout. Sur une avenue à trois voies, il se trouve tout à fait
à droite, mais il va revenir contre le trottoir de gauche sans
difficulté au prochain arrêt. Il est vrai que les autres usagers
connaissent la détermination de ces mastodontes qui sont prêts à
les bousculer pour passer. Les rugissements du moteur font un
bruit d’enfer, les vitesses craquent bien souvent, et il arrive
que le chauffeur nous assourdisse avec le CD des dernières
chansons à la mode ! Pour descendre, il vaut mieux ne pas
traîner, car le bus redémarre alors que vous avez encore un pied
sur le marchepied !
Mercredi 21 décembre 2016.
Bangkok.
J’aime Bangkok, cette ville
détestable aux rues sans caractère, encombrées de véhicules
malodorants, bruyantes. J’aime tous ses contrastes : la chaleur
étouffante de la rue, l’atmosphère glaciale du métro, le sourire
du commerçant, l’indifférence du quidam ! J’aime le silence
retrouvé dès qu’on pénètre dans l’enceinte d’un temple. On passe
alors de la rue sale aux trottoirs dont les dalles disjointes ou
les plaques d’égout manquantes sont autant de pièges, à des murs
blancs, rehaussés de dorures. On quitte l’odeur douceâtre d’une
soupe vendue sur le trottoir pour le parfum âcre de l’encens. Il
faut lever les yeux, dans la pénombre fraîche du temple pour
découvrir le sourire énigmatique d’un immense Bouddha en or qui
nous suit du regard. Quelle sérénité, quelle bonne idée d’avoir
choisi pour icône un être qui dégage une telle impression de
douceur ! Bangkok, c’est la ville que l’on déteste et que l’on
adore quelques instants plus tard. Il faut s’y perdre seul ou en
très petit groupe pour apprécier l’imprévu ; il faut du temps,
il faut avoir envie de « galérer » par moment… Chaque plaisir se
mérite, à Bangkok. Il faut se donner une chance de trouver son
bonheur.
Jeudi 22 décembre 2016.
Bangkok.
Nous allons à la gare pour acheter
nos billets de train pour demain. Nous prenons le métro
souterrain qui ressemble à une glacière tant l’air conditionné
est efficace. Entre les bus aériens obsolètes et le métro
souterrain, c’est le jour et la nuit ! On voit bien les progrès
qu’ont pu faire les transports en commun en un demi-siècle !
L’après-midi, je ne fais rien, je reste à l’hôtel pour lire,
écrire mon journal de bord et regarder TV5. Quand on paye la
chambre 1100 bahts, autant en profiter ! Le soir, nous allons au
soi 1, manger un délicieux
poisson sous un
préau peu engageant couvert d’un toit de tôle, aux murs noircis
par les ans. Il y a un monde fou, une ambiance de fête et une
clientèle locale, mis à part quelques « farangs » (étrangers)
que leur petite compagne locale a amenés jusqu’ici.
À l’entrée, les poissons, gambas ou
calmars sont présentés sur un lit de glace, et le cuisinier
enflamme régulièrement son wok, faisant monter
d’impressionnantes flammes jaunes à plusieurs mètres de hauteur.
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