Août 1974. La ville de Beyrouth est
écrasée par la chaleur humide de l'été. Il faut se promener le soir sur
la Corniche, en bord de mer pour espérer trouver un peu de fraîcheur. Il
y a foule, dans une ambiance de fête: des gens pique-niquent à même le
trottoir, des marchands de sorbets ou de pâtisseries haranguent les
promeneurs. Le lendemain, en début d'après-midi, je m'installe à la
terrasse d'un café, et je perçois parfois, dominant le vacarme de la
circulation et des coups de klaxon des taxis, un bruit d'armes
automatiques ponctué à intervalles réguliers par l'explosion sourde
d'une roquette. Les consommateurs n'y prêtent guère attention, comme si
l'on percevait l'écho d'un combat qui n'est pas le leur. J'ai
rendez-vous avec Sammi, un Libanais rencontré le matin sur le bord de
mer. Quand il arrive tout sourire, il me propose de m'emmener
visiter la montagne dominant la ville. Nous allons nous rendre chez ses
cousins qui habitent une maison d'où le point de vue est superbe. "Tu
vas voir, j'ai une cousine, Leila, belle comme une déesse, mais elle a
un caractère de lionne !" Lorsque je lui demande ce qu'il se passe dans
la ville et d'où viennent ces bruits de combats, il me répond, comme les
gens à qui j'ai précédemment posé la question presque à mi-voix comme
s'il s'agissait de propos tabous, que les Palestiniens et les
phalangistes de Gemayel se battent dans le secteur du camp palestinien.
Nous partons dans sa voiture et nous traversons un quartier jonché de
gravats et de traces de combats récents. Je ne suis pas rassuré, mais il
ne semble pas inquiet, alors... Nous nous arrêtons au poste de la milice
phalangiste, et il demande si Leila veut remonter chez elle avec nous.
On lui répond qu'elle est "en opération" au camp palestinien. Sammi
semble dépité. Il m'explique qu'elle fait partie de la Phalange, qu'elle
a seize ans et qu'elle adhère à des idées qui ne sont pas les siennes :
lui, il est pour la paix ! Il se dit "marxiste-chrétien" et m'annonce
qu'il y a vingt-trois partis politiques dans ce petit pays du Liban.
Nous arrivons chez ses cousins, une petite maison coquette, accrochée au
flanc de la montagne dominant la ville. Le bruit des combats a cessé et
l'on ne perçoit que la rumeur de la ville qui monte vers nous comme un
souffle marin. La chaleur tombe; assis sous la tonnelle nous sirotons un
délicieux café à la cardamome quand soudain, dans un raclement de
rangers, Leila surgit, vêtue d'un treillis léopard. Elle embrasse sa
mère, nous fait un salut militaire et jette sa mitraillette sur le
canapé, dans le coin de la terrasse. Sami se lève comme un ressort, se
met à hurler en arabe, puis en français lui demandant d'aller se changer
et de ranger son artillerie ailleurs. Leila se dresse comme un coq face
à lui, proteste avec véhémence, la mère ne dit rien, et moi, je
surveille la mitraillette en me disant que d'ici peu je vais devoir
plonger sous la table !
Au bout d'un moment, Leila revient, vêtue d'un petit chemisier à fleurs
et d'un blue-jean pattes d'éléphant. Elle ressemble à n'importe quelle
écolière.
|