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Kyauktawgyi
Dimanche 15 janvier 2012. Bago - Yangon. Debout à cinq heures et demie pour me rendre à la gare. Dehors, il fait frais, une odeur âcre flotte sur la ville : la puanteur des détritus que l'on fait brûler un peu partout, même au bord du trottoir. Dans la rue, la circulation est à peine plus calme que dans la journée. Les camions foncent en rugissant tous feux allumés. Ils éblouissent, alors pour traverser la rue mal éclairée par de rares réverbères fatigués, on ne sait jamais s'ils sont loin, près, s'ils vont vite, s'ils ralentissent... Je pars du principe que eux, ils me voient, et je traverse d'un pas régulier. Cela fonctionne à merveille : j’arrive indemne de l'autre côté. Je longe un chemin de terre bordé de masures bancales, que je n'ose pas qualifier de rue, dans une obscurité presque totale. J'emboîte le pas d'une femme coiffée d'un imposant plateau rempli de beignets. Je ne comprends pas ce qu'elle crie, mais je suppose qu'elle doit crier « chauds les beignets chauds ! » et j'espère que personne ne va lui en acheter, car si elle s'arrête, je perds mon guide. Quelques chiens galeux et faméliques n'ont même pas la force d'aboyer. Les chiens sont rarement agressifs : ils sont trop occupés à chercher leur nourriture. Au détour d'une palissade, je découvre, au bout d'une venelle aux flaques luisantes, le hall de la gare. Il est presque six heures, le préposé m'aborde, m'entraîne au bureau de vente des billets comme s'il était très pressé. Mon train part à sept heures : j'ai le temps ! Je dois payer deux dollars en monnaie américaine. Heureusement que j'ai toujours quelques dollars en prévision, car il m'aurait été impossible de payer en kyats. Je dois montrer mon passeport. L'employé se presse pour remplir le formulaire : nom, numéro de passeport, numéro de visa, adresse, pays... On me prend par le bras... « Quick ! vite, vite ! » On me conduit sur le quai : le train arrive, je monte dans un wagon, le train repart... Il est six heures vingt ! Je n'y comprends rien, mais je suis bien installé dans un wagon où il n'y a presque personne. Les trains et les horaires ! D'ailleurs, comment lire les tableaux affichés, ils écrivent avec des bulles et les noms ressemblent à des colliers de perles ! Leur écriture est d'ailleurs très belle. Ils écrivent de gauche à droite en attachant tous les mots ( comme en thaï ). Il n'y a ni majuscules ni ponctuation.
Le train traverse un quartier à la sortie de la ville où des feux brillent, parfois avec de hautes flammes sous des marmites, dans des chaumières ou des maisons en bois. Comment ne provoquent-ils pas d'incendies ? C'est une question que je me suis toujours posée en Asie du Sud-Est. Des émanations montent du sol, parfois pestilentielles, parfois simple brume matinale. Je devine le colossal stupa de la Paya Mahazédi visitée hier. Il émerge d'une brume gris sale, étincelant dans les lueurs de l'aurore. En nous éloignant de la ville, dans la fraîcheur du matin, la campagne se pare d'un voile de vapeurs qui n'atteint pas la cime des arbres. Je les vois ainsi surgir de ce décor cotonneux, noirs et opaques, comme des îles sur une mer d'écume. Je filme et cela amuse beaucoup des jeunes, de l'autre côté de la travée. Ils doivent dire : « il est fou l'étranger, il filme le brouillard ! ». Le train avance à la vitesse vertigineuse de cinquante kilomètres à l'heure, sirène bloquée pour chasser tout ce qui peut se trouver sur la voie : piétons, vaches, buffles, canards, chiens errants ou moines partis mendier leur repas quotidien. Le courant d'air est froid, peut-être seize ou dix-sept degrés, et pour les passagers, il est glacial. Ils sont emmitouflés dans des anoraks ou des couvertures, coiffés de bonnets de laine, et ils me regardent, moi qui suis bras nus, avec mon débardeur, comme si j'étais un extraterrestre ! Le jour s'est levé très vite, comme toujours, avec son camaïeu de rose et de pourpre. Nous traversons une campagne verdoyante où de petits hameaux sont immanquablement flanqués d'un petit étang, d'une aire de battage pour le riz et de meules de paille. De rares personnes marchent sur les digues séparant les rizières, enveloppées dans des couvertures bariolées. Quand le soleil devient presque tiède, nous sommes déjà à Yangon. Deux heures de voyage, pas un seul arrêt, c'est bien mieux que le car ! Plus nous approchons de Yangon, plus le sol est couvert de détritus, principalement de poches plastiques blanches. C'est une horreur ! Avant l'arrivée en gare, le convoi ralentit, alors des gamins ou des jeunes gens courent sur le ballast, saisissent la main courante à la porte du wagon, sautent sur le marchepied. Ils sillonnent les wagons à la recherche d'une poche de nourriture ou de fruits abandonnés par les voyageurs. Ils récupèrent tout ce qui peut se manger ou se revendre ! Je me rends à la Ping Oo Lin G.H à pied, ce qui peut très bien se faire à huit heures trente, mais pas à la chaleur de midi ! Le patron de l'hôtel me conseille d'aller voir la Kyauktawgyi, non loin de l'aéroport. C'est dimanche, les cars ne sont pas trop bondés, je peux prendre le 51 qui me mènera juste à côté. En effet, il n'est pas en surcharge, et j'ai une place assise. Le plancher est en pur bois d'arbre, et par une trappe disjointe, je peux voir défiler la route. Nous roulions depuis quelques minutes, et j'en étais presque à me dire que pour deux cents kyats ( 0,20€ ) j'aurais été bête de préférer un taxi vingt fois plus cher, lorsqu'un sinistre « Klonk ! » suivi d'un bruit de moulin à café se fit entendre. Nous voilà arrêtés en pleine rue. J'observe les passagers : aucun n'a bougé ni manifesté la moindre inquiétude, aucun n'a proféré la moindre parole. Nous attendons. Le chauffeur et le contrôleur de billets descendent, tapent, cognent avec je ne sais quoi, et le car repart tout lentement, juste pour mieux se garer le long du trottoir. Tout le monde a compris, tout le monde descend, et saute dans un autre bus qui, avec les passagers qu'il contenait déjà plus ceux qui viennent de monter, est plein à craquer. Je suis le seul à rester sur le bord, à ne pas vouloir jouer la sardine en conserve. Les chauffeurs de taxi comprennent tout et tout de suite : le car bondé ne s'est éloigné que de quelques mètres que déjà un taxi se gare devant moi, et le chauffeur sait où je vais. Il y a des fois où je ne comprends pas tout ! Ou bien le chauffeur a un don, ou alors les gars du bus lui ont tout dit ! Les rues sont calmes. Sur le trottoir, six hommes jouent au chinlon. Ils ont relevé et enroulé leur longyi autour de leurs cuisses ; ils ont l'air de porter des barboteuses, ce qui leur donne l'air particulièrement ridicule. ( Le chinlon est un jeu qui se pratique à plusieurs, avec une balle de rotin qu'on s'envoie par-dessus un filet ou en se plaçant en cercle. Il ne faut pas toucher la balle avec les mains ou les bras ) Nous arrivons au temple. Il faut gravir un escalier couvert où des marchands de jouets, de fleurs, d'encens, de posters de divinités hindoues ont étalé leur marchandise à même les marches. Le fait qu'on vende, dans un temple bouddhiste, des images du panthéon hindou montre bien que les croyances hindoues et la philosophie bouddhiste font bon ménage. En haut de l'escalier, sous un plafond aux motifs dorés représentant des fleurs stylisées et des bouddhas, une colossale statue monolithe, de marbre blanc représente un bouddha assis dans la position la plus représentée, celle où il fait correspondre la terre avec le ciel. Je pense que la statue est aussi imposante que celle du temple éponyme, la paya Kyauktawgyi de Mandalay. Ce Bouddha provient d'ailleurs de cette ville du nord. À Mandalay, en 1878, il fallut vingt-cinq ans pour sculpter la statue, et dix mille hommes pendant deux semaines pour l'acheminer entre le canal et le temple. Ici, elle fut transportée, il y a quelques années, par voie fluviale, puis par train. Une fresque murale illustre cette difficile migration. On y voit des moines et surtout des militaires, car il faut rappeler aux « fidèles » que cette merveille est l'œuvre du gouvernement actuel, de la junte militaire qui tente par là de s'assurer les bonnes grâces du « petit peuple ». Je ne peux m'empêcher de penser que cette fresque aura disparu dans quelques années, quand le gouvernement actuel ne sera plus qu'un mauvais souvenir. Il y a peu de touristes ici, car les guides touristiques ne mentionnent pas cette « paya » pour la bonne raison que c'est l'œuvre de la junte au pouvoir. Soyons logiques avec nous-mêmes, si en France, on ne devait visiter que les châteaux et les monuments bâtis par des démocrates, le tour en serait vite fait !
Non loin de là, je vais dire un petit bonjour aux éléphants blancs. Ce n'est pas qu'ils soient plus beaux que les autres, mais ils sont extrêmement rares, alors ils ont la réputation de porter chance, peut-être même bonheur, à ceux qui les regardent. Autrefois, on les offrait au Roi. Aujourd'hui, ils sont là, enchaînés sous un préau, sans pouvoir faire un pas, les malheureux, et ils me font pitié ! Je ne vois pas pourquoi on ne les laisse pas aller à leur guise dans un espace plus étendu. Ils sont exposés aux regards comme des pièces de musée. Je ne sais pas s'ils vont porter bonheur aux gens qui viennent les voir, mais en tout cas, c'est nous, les spectateurs, qui faisons leur malheur ! En « allant sur Internet », le soir, j'apprends qu'Alain Juppé notre ministre des Affaires Étrangères, est ici, en visite à Yangon. Que les journalistes se trompent, je veux bien, nous y sommes habitués, mais pour les hommes politiques, l'erreur est inadmissible : depuis vingt ans ce pays ne s'appelle plus la Birmanie, mais le Myanmar ; on ne dit plus Rangoon mais Yangon, et ce n'est plus la capitale qui est Nay Pyi Taw ! Ce sont les noms officiels, et à Paris, l'ambassade est bien Ambassade du Myanmar. Alors pourquoi cette erreur ? Elle est voulue bien entendu pour s'attirer les bonnes grâces de l'opposition birmane qui, elle, ne reconnaît pas ces nouvelles appellations ni la nouvelle capitale qui a changé pourtant vingt fois de lieu dans l'histoire du pays ! ( elle fut à Beikthano, Bago, Pagan, Mandalay entre autres... ) Quand le ministre des Affaires Étrangères français vient ici remettre la Légion d'honneur à la principale opposante politique avant de rencontrer le chef du gouvernement en place, je ne suis pas sûr qu'il joue l'apaisement dans le conflit qui oppose Aung San Suu Kyi aux dirigeants de la junte. Le gouvernement birman entrouvre le pays à cette fameuse démocratie que nous souhaitons, nous Français, et dont le peuple birman n'a que faire... Méfions-nous, les dictateurs au pouvoir ont déjà plusieurs fois joué ce jeu de la « vraie fausse » libération du pays, ce qui a permis à l'opposition de se dévoiler. La répression fut plus facile ensuite. Le peuple birman ne demande pas des libertés, il ne demande pas le départ des militaires, car sans l'armée, ce pays tombe dans la guerre civile, le peuple birman demande que les énormes richesses du pays soient mieux réparties. Pour résumer, il demande de mettre un frein à la corruption institutionnalisée qui ruine le progrès. La visite de notre ministre a l'air d'être très médiatisée en France, ici ce n'est qu'un entrefilet dans les journaux, même dans le quotidien dit d'opposition, auquel la censure a rendu la parole. Jusqu'à présent, la France, par le biais de Total, a collaboré avec la junte, maintenant que les États-Unis et les Britanniques voient dans le pouvoir birman des failles et des signes de faiblesses, nous venons à la curée, « tirant sur l'ambulance » en espérant notre part du gâteau ! Car le sous-sol du Myanmar nous intéresse beaucoup plus que d'instaurer une démocratie dans le pays ! Je suis un peu sceptique, car je me demande dans quel pays la France a réussi à démocratiser le gouvernement ? En Iran où après avoir reçu le Shah pour un fastueux repas dans la galerie des glaces de Versailles en 1973, nous favorisions le retour du sanguinaire Ayatollah Khomeny ? En Yougoslavie où la situation est loin d'être stabilisée ? En Tunisie ? En Libye ? En Afghanistan ? En Afrique ? Où ? Heureusement, au Myanmar, les Birmans n'ont pas sorti les petits drapeaux tricolores dans les rues ! Il n'aurait plus manqué que ça !
Il ne faudrait pas croire qu'Aung San Suu Kyi est adulée par tous les opposants au régime, ce serait trop simple ! Une partie de l'opposition s'en méfie. Pour le peuple, elle est aimée comme Corazon Aquino le fut dans les années quatre-vingts aux Philippines, car elle représente un renouveau souhaité. Mais attention de ne pas se fourvoyer comme l'a fait Corazon ! Bogyoke Aung San, le père d'Aung San Suu Kyi, est un héros ici, car il est le principal instigateur du mouvement d’indépendance. Il est adoré par la junte et on trouve sa statue en bonne place dans maints endroits. Mais cela n'a rien de paradoxal : son parcours fut louvoyant pour le moins qu'on puisse dire ! En 1941 Bogyoke Aung San partit au Japon pour suivre un entraînement militaire. Il revint en Birmanie avec les troupes d'occupation nippones dans l'espoir de chasser les Anglais du pays. Cela dit le choix était un peu kafkaïen, car il était au courant des exactions des Japonais en Chine depuis 1936. À la mi-1942, les troupes du Guomindang et l'armée Anglo-indienne sont repoussées. Plus tard, devant les violences et les tortures qui rendaient les Japonais impopulaires dans le pays, Aung San rejoint... les troupes britanniques avec armes et bagages, et ils finirent par l'emporter sur les Japonais au prix de 27000 morts du côté des alliés et 200000 du côté nippon. Retour à la case départ ! ou presque ! En 1947, Aung San, alors vice-président du Conseil Exécutif du gouvernement de la Colonie signe un pacte pour l'accord de l'autonomie. Il signe un accord avec les représentants des minorités réclamant l’indépendance et le départ des Britanniques. Ceux-ci souhaitaient une transition graduelle, mais Aung San voulait une Indépendance immédiate et une démilitarisation du gouvernement. Il fut assassiné le 19 juillet 1947 avec six de ses compagnons, peut-être par un chef militaire, peut-être même par un comparse qui « voulait devenir Khalife à la place du Khalife » ! Aung San Suu Kyi avait alors deux ans.
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