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Quand le génie humain s’exprime ! Avant de raconter cette histoire, je voudrais préciser que les « gens de Boast », s’ils ne faisaient pas preuve de grande sagesse et s’ils manquaient un peu de jugeote il y a très longtemps, dans un passé plus récent, ont su prouver qu’ils étaient capables de grandes réalisations. Un jour, un hobereau se promenait sur la route qui serpentait doucement sur la crête de la colline entre Coslédaà et Boast, fouettant de temps en temps d’un coup de badine quelque chardon ébouriffé. Son regard émerveillé allait du ciel d’azur dans lequel se prélassaient d’éclatants nuages, aux vaguelettes d’or qu’un léger zéphyr faisait onduler sur les champs de blé qui couvraient à l’époque toute la contrée. Dans le lointain, une cloche tinta si doucement qu’il se demanda même si ce n’était pas tout simplement l’air qui chantait, ou le soleil de juillet étincelant en plein zénith qui vibrait avec un léger son métallique. Un couple de cailles s’envola en bordure du champ, bousculant les coquelicots éclatants comme des rubis sur une parure d’épis dorés. À quelques pas sur sa droite, quelques chaumières semblables à des bêtes brunes et placides s’accroupissaient autour du château dont les toits d’ardoises luisaient dans cette lumière éblouissante. Deux énormes chênes au feuillage de bronze, encadraient ce tableau bucolique. Je dois dire, pour être franc avec le lecteur, que le hobereau n’était pas particulièrement poète, mais s’il était sensible à la beauté de la nature, c’est tout simplement parce qu’il était certain d’habiter le plus beau pays du monde. Et dans ce beau pays, son village rivalisait de beauté avec les jardins suspendus de Babylone dont il avait du mal à imaginer l’agencement. Soudain, un bourdonnement léger, mais lancinant comme celui d’un de ces frelons agressifs tournoyant dans le feuillage d’un figuier attira son attention. Il ne pouvait s’agir que d’un essaim d’abeilles, les mouches étant trop occupées auprès des vaches rousses nonchalamment couchées à l’ombre des haies. Puis ce bourdonnement s’amplifia tant et tant qu’il devint un ronronnement, puis un vrombissement. Et c’est alors que, sortant d’un nuage éclatant de blancheur, un oiseau noir aux ailes raides et immobiles, grossissant au fur et à mesure qu’il s’approchait, vint chambarder la quiétude du village terrorisant les oiseaux qui s’enfuirent au ras du sol, cherchant refuge sous les buissons. Le hobereau remarqua quelques paysans qui sortaient sur le pas de leur porte, le nez au ciel, les yeux clignotants d’admiration, éblouis par la luminosité de cet été torride, mais surtout par l’exploit de ces hommes casqués de cuir qui, tournoyant au-dessus d’eux, volaient plus haut que les grandes buses, avant de disparaître derrière la cime des arbres centenaires. Notre hobereau sentit que plus rien ne serait comme avant : si le tram et les automobiles avaient déjà supplanté la calèche et la voiture à cheval, des mécaniques volantes pourraient permettre de dominer le monde, et les voilà jusque dans le ciel de nos placides campagnes. Alors, il continua son chemin, tout penaud, sentant qu’il venait de descendre de son piédestal ! Comment pourrait-il conserver sa notoriété en étant survolé, dominé, par des bonshommes à la tête de cuir qui forçaient l’admiration des paysans du coin ? Et voilà que ces imposteurs le rabaissaient, le réduisant à l’état de poulet ou de dindon, peut-être même de dinde. Même Bertrand et Marinette qui le saluaient habituellement avec respect restaient accoudés à la clède, le nez au ciel, et Bertrand sans soulever son béret lui lança : « Mes que peta plan lo hilh de puta » (*¹). Le hobereau savait bien qu’il ne parlait pas de lui, mais il se sentait humilié : il y avait pour ces gens si simples quelque chose de plus important que Lui, quelque chose qui lui était supérieur ! Il prit une mine indifférente, et avec une moue un peu dédaigneuse, il leur lança, comme s’il connaissait bien ce genre de machine, cet ange dominateur sorti avec fracas des nuées immaculées : « Ouais, c’est un Latécouère (*²) ». Alors là, il redevint « celui qui sait », l’intellectuel du quartier. Je dois dire, à ce moment du récit, qu’à cette époque, pour être respecté, il suffisait d’avoir l’air riche et de faire semblant d’être instruit. La notoriété du hobereau venait de sa capacité à accorder ces deux conditions ! Le vrombissement de l’aéroplane devint un bourdonnement, puis s’éteignit doucement dans le lointain. Les oiseaux se remirent à gazouiller, le vent à fredonner dans les feuillages, mais il restait dans la tête du hobereau comme un acouphène, une obsession. En arrivant près de l’église, ce fameux édifice où ses ancêtres avaient voulu faire monter l’âne en haut du clocher pour brouter un chardon qui défigurait l’édifice, il vit arriver, sur le chemin poussiéreux, Yantot, un de ses amis et souvent complice de quelque action parfois douteuse. Yantot s’avança, le sourire aux lèvres. Voyant l’air rébarbatif du hobereau, il voulut s’enquérir de sa santé, mais il devina la raison de son tracas. « Tu les as vus, bientôt ils vont venir se poser sur le cerisier comme des merles ! Ils viennent jusque chez nous pour nous assourdir et effrayer nos bêtes… » Mais le hobereau lui lança, le cœur en joie : « Bah ! C’est le progrès ! Tu ne peux rien y faire ! » Yantot était aussi surpris par cette réponse que s’il lui avait asséné un coup de badine sur le béret. Alors le hobereau, qui venait d’avoir une idée géniale comme il peut en germer sous le chapeau d’un intellectuel de son espèce, ajouta en posant une main ferme sur l’épaule de son ami : « Nous n’allons pas attendre qu’ils nous envahissent avec leurs oiseaux de zinc et de toile, nous allons les inviter ! » Il venait d’avoir une idée qu’au fond de lui-même il qualifiait de géniale, et qui lui redonnerait la notoriété qui s’effritait avec le modernisme, et qui redorerait son blason. Il n’avait pas ôté sa grosse main de l’épaule de Yantot, alors il serra légèrement son emprise et reprenant son ascendant sur son ami, il lui glissa sur le ton de la confidence : « Passe chez moi en milieu d’après-midi avec Bertrand et Abdon, je vous expliquerai ! » Et ils rentrèrent au bercail, l’un intrigué par l’enthousiasme spontané de son acolyte, l’autre en proie à une grande euphorie, convaincu d’avance que ses soudaines idées de génie allaient changer la physionomie du village. Le hobereau les ayant invités « en milieu d’après-midi », Abdon, Bertrand et Yantot se présentèrent chez lui au moment où les ombres commençaient à s’allonger. En portant un regard sur leur béret, on pouvait deviner où ils avaient fait leur petite sieste. L’un arborait quelques brins de paille dorée, l’autre trois pétales de bouton d’or et le troisième quelques plumules de duvet d’oie qui semblaient prêtes à s’envoler à chacun de ses mouvements. Je dois dire à l’intention des citadins que chez nous, il est certaines questions qu’on ne se pose même plus en abordant son voisin car, en portant un rapide coup d’œil à son béret, on sait s’il vient de faire du bois, de charger de la paille, d’espérouquer quelques épis ou de tirer le fumier. Mais revenons à nos moutons, car nous voici au moment crucial de l’histoire. Le hobereau était assis en bout de table, comme il se doit quand on veut présider, quatre verres étaient posés sur la nappe de lin de couleur grège. « Léontine, va me chercher la chopine dans le seau du puits ! » La domestique partit en trottinant et chacun joignit, devant lui, ses mains calleuses en tournant doucement les pouces, car dans les grandes cérémonies, on ne commence à parler qu’après avoir vidé un premier verre ! Heureusement, Léontine revint bientôt avec une bouteille ambrée, couverte de buée. C’était le petit nectar que notre hôte récoltait chaque année, qu’il appelait « perle d’automne », et qui rendait les réunions plus conviviales. Chacun porta la coupe à ses lèvres, on entendit un bruit mouillé de baisers affectueux et en se pourléchant les babines, chacun la reposa doucement. — « J’ai dans l’idée de construire un aérodrome dans notre quartier ». Cette révélation laissa les auditeurs pantois, silencieux, circonspects, désireux de temporiser. Un ange passa au-dessus des trois bérets. Yantot, un sourcil rabaissé jusqu’à lui fermer l’œil, l’autre disparaissant sous le bord de sa coiffure poussiéreuse bougonna une phrase presque indistincte : — « Tu dis ça parce que tu as vu passer l’aéroplane au ras des arbres ce matin ? » Alors le hobereau eut un sursaut, posa ses deux mains bien à plat sur la table et dit : — « Il ya longtemps que j’y pensais (là il mentait un peu !), mais en effet, l’aéronef de ce matin a été l’étincelle qui fait déborder le vase ! » Abdon chercha d’un regard circulaire où était le fameux vase et Bertrand ne saisit pas bien le sens du mot « aéronef ». Le hobereau se pencha alors vers Yantot, lui versa une rasade de perles d’automne et lui dit en gardant la bouteille à la main comme un bâton de maréchal : __ « Nous l’appellerons « Aérodrome Latécoère », du nom de ce précurseur de l’aviation avec qui j’avais mangé, à Tarbes, un jour de foire ! » Là, il mentait encore un peu, mais comme ses compagnons ne demandaient qu’à l’admirer, ça arrangeait tout le monde. « Uzein n’est qu’un endroit où les pilotes font des essais, Uzein est au pied des collines, nous ici, nous serons plus près du ciel et les pilotes d’aéroplanes, ils aiment bien : plus c’est haut, plus c’est beau ! J’ai entendu dire par un Espagnol qu’à Lasclaveries, ils voulaient faire un grand aérodrome international. Nous devons nous montrer plus dynamiques, plus attentifs au progrès, nous devons commencer à tracer la piste dès ce soir ». — « Dès ce soir ? » s’écrièrent les auditeurs ébahis. Et la conversation devint un peu animée, car Léontine avait déjà fait trois allers et retours avec des bouteilles, et tous étaient d’accord pour concrétiser cette idée géniale, mais un peu plus tard, espérant au fond d’eux-mêmes que le projet tomberait à l’eau… Mais le hobereau avait des arguments très convaincants, et quand il ne resta plus de bouteilles au frais, dans le seau du puits, ils se rendirent sur les lieux du futur aérodrome. En route, ils récupérèrent un voisin, personnage sordide que l’on retrouvait inévitablement dans tous les mauvais coups. Il portait des sabots crasseux, une veste luisante aux coudes à force de s’affaler sur le bar du bistrot, et un pantalon si usé au derrière que même les rapiéçages avaient des trous ! Il se nommait Maxime, il était tout petit, et tout sec, et le nom de Minus lui aurait mieux convenu. Et voilà nos quatre loustics en train de résumer les ingénieux projets à ce gnome maléfique. Maxime cracha dans ses mains et déclara qu’il fallait commencer les travaux tout de suite, qu’élargir le sentier qui longeait la crête près de l’ancienne école n’était que l’affaire d’une nuit et que demain, quand l’aéroplane de Latécoère reviendrait, le pilote se poserait sur la piste pour boire une chopine avec eux ! Finalement, avec ses trous aux fesses et ses sabots fêlés, il était plus convainquant que le hobereau, car il parlait le langage des gens simples avec des mots béarnais qui faisaient un bruit de rocaille dégoulinant d’un tombereau. On décida de se mettre à l’ouvrage entre chien et loup, avant la nuit qui devait être étoilée avec une superbe pleine lune. On alla même dans le village voisin chercher Prosper réputé pour avoir un bon « coup de pelle ». Alors que l’astre solaire disparaissait à l’horizon, nos six ingénieurs évaluèrent la tâche à accomplir. « C’est tout de même pas sorcier ! déclara le hobereau qui, en tant que « chef d’équipe » se chargeait du côté intellectuel du chantier, il suffit de rogner sur le côté gauche du sentier qui est déjà presque suffisamment large, ici on enlève cette butte de terre, et là »… À ce moment-là, Yantot leva les yeux au ciel et s’écria dépité : — « La ligne d’électricité qui vient de Pimbo (*³), qui va on ne sait où et qui ne s’arrête même pas chez nous, elle traverse la piste ! — J’y ai déjà pensé répliqua le hobereau (là encore, il mentait un peu !), mais réfléchissez un peu et ne dites pas de bêtises ; les aéroplanes dans les aérodromes, ils utilisent la piste en roulant dessus, donc, ils passeront sous les fils, tout simplement ! » Tout le monde resta muet d’admiration. « Voilà ce que c’est que d’avoir de l’intelligence ! » s’écrièrent-ils en chœur. Ils décidèrent même de faire au bout de la piste deux voies en sens unique (ce qui serait une grande première dans la région) pour que les aéroplanes qui venaient d’atterrir ne se télescopent pas avec ceux qui se préparaient à décoller. Et toute la nuit, ils creusèrent, ils piochèrent, ils enlevèrent des tombereaux de terre d’ici pour les mettre là, ils ratissèrent, ils travaillèrent tant et si bien qu’au matin, on avait une belle piste bien large, toute jaune de cette terre natale qui allait devenir célèbre. Dès potron-minet les premiers curieux étaient agglutinés pour constater le résultat des efforts surhumains que venaient d’accomplir leurs concitoyens. Les uns félicitaient le hobereau pour son idée géniale tout en regrettant de n’avoir pas étés informés du projet, les autres restèrent silencieux et s’éloignèrent pour aller chez quelque voisin critiquer les iconoclastes qui venaient de défigurer leur village… Le hobereau piaffait d’impatience en espérant qu’un Latécoère allait, aujourd’hui encore surgir des nuages et venir se poser pour inaugurer leur superbe aérodrome, quand soudain, un de ces oiseaux de mauvais augure qui dénigrent tous ceux qui osent créer « du nouveau » s’écria, l’œil malicieux : — « Mais cette piste est inutilisable ! Elle tourne sur la gauche ! » Le hobereau se rengorgea devant tant d’insolence et il répliqua avec emphase : — « Justement, c’est fait exprès et c’est ce qui va nous rendre célèbres ! À BOAST, NOUS SERONS LE SEUL AÉRODROME AU MONDE OÙ IL Y AURA UN VIRAGE EN PLEIN MILIEU DE LA PISTE !
(*¹) Ça veut dire que l’avion fait un joli bruit. (*²) Il aimait bien ce nom, car comme dans « pélère » ou « rastacouère » il y trouvait une consonance béarnaise. (*³) On appelait toujours « Pimbo » les lieux lointains qu’on avait du mal à situer avec précision ! imaginé et écrit par Alain Menjot ( Toute ressemblance avec des personnes ou des situations ayant existé ne saurait être que fortuite ! )
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ces deux tableaux retrouvés dans un grenier. |
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