légendes béarnaises de Boast
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LA CROIX DES LAPINS.
La crotz deus lapins
Il existe, non loin de Boast, un croisement aux multiples embranchements, sur le haut de la podja ( colline ), que l'on appelle depuis longtemps la crotz deus lapins ( la croix des lapins ). Peu de personnes connaissent l'origine de cette appellation. Elle est pourtant due à une légende fort ancienne : celle-ci prétend que, toutes les nuits de la deuxième quinzaine du mois de juin, tous les lapins du Vic-Bilh se donnent rendez-vous à cet endroit pour y régler en communauté les affaires du petit monde des lapins. Mais chut !, par ici on préfère n'en point parler ! Car cette légende n'était pas ignorée d'un groupe de fameux chasseurs lembegeois qui décidèrent un beau jour d'y aller voir et vécurent une curieuse aventure. Ils préparèrent avec soin leur expédition, fourbirent soigneusement leurs armes et leur équipement et, prévoyant que la nuit serait longue, se munirent de ces quelques provisions sans lesquelles on ne saurait dignement, en Vic-Bilh, passer les interminables moments de l'affût : quelques terrines de pâtés de porc ou de volaille, quelques fins morceaux tirés de la graisse du topin ( pot de terre vernissé ) avec de larges tranches de cet odorant pain de campagne cuit au four à bois et quelques bonnes bouteilles de paisherenc ( Pacherenc ), tanat et cabernet plants de vigne du Madiran ) de la bonne époque. Ainsi lestés et ayant pris soin de se répartir stratégiquement dans les fossés et embarrats ( enclos ) entourant le croisement, ils se préparèrent à passer une nuit digne des mémoires des meilleurs « Nemrod » du Béarn ! Ils ne doutaient pas que le gibier serait abondant et de prise facile. Aussi avaient-ils disposé, tout près de leurs postes de tir, de nombreux sacs qui devaient leur permettre de ramener en leurs foyers ces innombrables dépouilles. De plus, ils s'étaient reliés, de poste à poste, par un fil souple qui réveillerait les dormeurs au moment fatidique... car un tour de garde avait même été prévu ! Bientôt enfin, la nuit tomba...
Dans l'excitation de l'attente, nul ne songeait encore à dormir. Chacun y allait de sa petite histoire, contant les hauts faits de tel ou tel caçaire ( chasseur ) fameux, ou bien l'intéressé lui-même vantait l'une de ses chasses exceptionnelles. Les plus éloignés se plaignaient de ne pas entendre, mais les rappels au silence retentissaient lorsque la voix du conteur s'élevait un peu trop. Les provisions de bouche étaient bien entamées et les bouteilles circulaient en de copieuses et fréquentes libations... Vers minuit, aucun oreillard ne s'était encore manifesté, mais l'humeur des chasseurs était tout de même au beau fixe et ils mangeaient et buvaient avec d'autant plus d'entrain qu'il fallait combler l'attente.
Quand les yeux commencèrent à clucar ( se fermer ) fortement, Lo Cabèc fut désigné pour entamer la première veille. Il était le plus jeune et censé être le plus éveillé pour sa tempérance et son habitude de la braconne nocturne. La nuit ne retentit plus seulement alors que de quelques ronflements étouffés. Pour juin, il faisait frais et Lo Cabèc tremblait sous sa blouse de chasse : aucun bruit, si ce n'était les gémissements des dormeurs et les quelques murmures habituels à la forêt nocturne. Pas trace de lapins ou de lièvres ! Pour tromper le froid et l'attente, Lo Cabèc entama une bouteille d'un vieux Pacherenc de Lasserre sur laquelle la lune jouait d'un tentant reflet blond. Alors, il dodelina bien vite de la tête et sentit, malgré ses efforts, ses paupières s'alourdir.
Tout à coup, une impression étrange l'éveilla, mais non, il ne rêvait pas ! La, devant lui, sur la route principale et aussi sur les voies adjacentes, c'était une nuée de ventres blancs, de queues pomponnées et en panache, d'oreilles inclinées et de museaux furtifs. Et toute cette gent lapine s'agitant à peine semblait occupée à un colloque aussi singulier que véhément! N'y tenant plus, ébloui devant cette vision idyllique pour tout chasseur digne de ce nom, il se décida à réveiller ses compagnons. Les « pehitt, pehitt » et les « hé, ho » discrets n'y suffisant pas, il tira alors sur les ficelles. Ce fut le branle-bas général : peut-être leur conscience de chasseur à l'affût tourmentait-elle ces dormeurs avinés ; toujours est-il que, réveillés en sursaut, ils se précipitèrent sur leurs armes, comme la patrouille surprise au bivouac. Mais ils en oublièrent leurs préparatifs : s'empêtrant dans les cordelettes, se déséquilibrant les uns les autres, entravant leurs pieds dans les sacs précautionneusement ouverts, tirant en l'air heureusement sans atteindre leurs compagnons, ils déclenchèrent en quelques secondes un vacarme à faire fuir tout le gibier des forêts de Boast, Lube, Escoubès, Sedzère et autres lieux...
Quant au Cabèc, lorsqu'il voulut tirer, il ne vit plus sur la route et les chemins qu'un malicieux brouillard de matin d'été aux reflets blancs et roux et aux ondulations sournoises ! Jamais ses compagnons ne voulurent croire que, là même, tout à l'heure, il y avait près de deux mille lapins, le museau plissé et la queue en trompette ! Bredouilles, embarrassés de tout leur attirail, les sacs vides, mais la tête lourde des regrets et des effluves d'après boire, ils s'en revinrent vers Lembeye, se jurant mutuellement de ne rien dire à personne... Serments d'ivrognes ou... de chasseurs... Il en est encore qui s'interrogent sur la réalité de la vision du Cabèc!
Pourtant, Si vous passez souvent, durant les belles nuits de juin, par la crotz deus lapins, ce serait bien étonnant que vous n'aperceviez pas un beau soir une nuée de ventres blancs et de queues rousses, en un moutonnement silencieux, qui s'en donnent à coeur joie, car ils savent bien, en leur malice, qu'aucun chasseur ne sera capable de rompre cet enchantement.
les autres contes: l'âne de Boast, en direction de la lune, le champ d'aiguilles,
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Dernière modification: 05/08/2013