Dimanche 21
août 1977.
Assamaka - PK
137 (137 km).
(Algérie)
La nuit dernière,
un vent violent secouait la voiture, et le sable pénétrait par le
moindre orifice, à l’intérieur de la 4L. Je me suis réveillé, et je me
demandais où Pancho avait bien pu se réfugier, vu qu’il ne m’avait pas
rejoint à l’intérieur de la voiture. Je sortais, et j’essayais de
distinguer quelque chose, dans ce nuage de poussière fine et
étouffante : rien ! Mon attention fut attirée par un gros tas de sable
qui n’était pas là hier soir. Horreur et damnation, que vois-je sortir
du sable ? Une tête poilue : celle de Pancho ! Il avait vraiment l’air
d’un cadavre à demi enseveli. J’étais atterré, j’osais à peine
m’approcher… J’appelais, je braquais la lampe sur la partie du visage
qui dépassait, et j’entendis un grognement et des paroles
inintelligibles. Pancho n’était donc pas tout à fait mort. Il se releva
en bougonnant, secoua le sable qui recouvrait son sac de couchage, et
déclara d’une voix d’outre-tombe : « Il fait du vent » ; comme s’il
m’apprenait une grande nouvelle. Quelques instants de plus, et il
disparaissait sous une dune, enterré vivant. Il est si fatigué, qu’il
serait peut-être mort sans même se réveiller pour me dire adieu ! Il
s’installa dans la voiture, et se rendormit aussitôt.
Nous quittons le
Poste nigérien d’Assamaka dès huit heures, avant que le sable ne
chauffe. Nous devons nous attendre à des passages de dunes plutôt
difficiles, d’après ce que nous ont dit les douaniers et les voyageurs
connaissant bien le coin ! En effet, nous restons plantés dans des
traces top profondes ; j’ai l’impression qu’il faut systématiquement
passer à côté de la piste, car la 4L est à présent trop basse et elle se
pose sur tout ce qui dépasse. Voici In Guezzam, le poste de police
algérien ; les formalités sont rapides, car les militaires commencent à
avoir sérieusement chaud sous leur tente en plein soleil !
Courageusement,
et sans hésitation, nous prenons la direction plein nord : quatre cent
quatorze kilomètres de Sahara sont là, devant nous, et nous devons les
traverser avec une « caisse » sérieusement affaiblie, puisque même le
montant du pare-brise a presque fini de se casser. « Inch Allah ».
Le désert est
blanc, le ciel aussi, le soleil brûle, mais peut-être un peu moins que
dans le Tanezrouft. Nous avons le moral, et on se demande bien
pourquoi ! Nous retrouvons les Français rencontrés hier, au moment où
ils installent leur camp sous un des rares arbres de la région. Nous
continuons sans eux. Personne à droite, personne à gauche, nous sommes
seuls dans l’immense océan de sable surchauffé. Je suis content parce
qu’il fait beau ! Cependant, quand il faut creuser pour se désensabler,
j’aimerais qu’il pleuve un peu ! Pancho n’est pas en forme, et ça
commence à m’inquiéter… Il est annihilé, la tête entourée d’une sorte de
chiffon mouillé. Il souffre de la chaleur, du genou, du dos, ses
blessures causées par les moustiques du Bénin commencent à s’infecter…
Il souffle comme un phoque de temps en temps, et c’est la seule chose
qui me permet de me rendre compte qu’il vit encore !
Nous nous
arrêtons sous un arbre plein d’épines pour essayer de manger un riz au
lait tellement pâteux que nous ne pouvons pas l’avaler ! Lorsque nous
reprenons la piste dans l’après-midi, nous sommes vraiment inquiets, car
la voiture a vraiment l’air de ne pas pouvoir nous mener jusqu’au bout :
elle est comme Pancho, elle a des problèmes de santé ! Elle se casse de
plus en plus. Au cœur du Sahara, dans une « caisse » agonisante, ce
n’est pas très rassurant ! Nous roulons sur un immense océan de sable,
un océan sans la moindre vague, et la chaleur est telle que nous ne
distinguons même pas l’horizon. De plus, la piste est très mal balisée…
Nous essayons de suivre les traces, mais c’est souvent dangereux de se
fier au sillage de véhicules qui ne vont pas forcément où nous devrions
aller ! Le soleil décline, et nous n’apercevons toujours pas la moindre
balise. Nous nous ensablons, creusons, poussons, et quand la voiture se
retrouve sur le sol plus ferme, nous nous rendons compte que nous sommes
épuisés, assoiffés, affamés… Nous décidons de camper sur place. Nous
aimerions bien pouvoir utiliser une cuvette d’eau pour nous laver, mais
le précieux liquide est destiné à d’autres fonctions plus essentielles :
boire !
Nous nous
régalons avec une boîte de thon et un thé nature. Pas un bruit, on
entend le battement régulier de notre cœur, et ça en devient même
gênant ! Il fait presque doux ; nous nous couchons sur le sable : c’est
vraiment agréable. On se demande comment il peut faire si chaud dans la
journée !
Lundi 22 août 77.
PK 137 - PK 375. (293 km).
(Algérie)
Nous n’attendons
pas le soleil pour démarrer, et nous profitons de la fraîcheur toute
relative du matin pour rouler plus facilement sur un sable un peu moins
fluide. C’est presque un plaisir pour nous et pour la voiture qui se
sent un peu plus dynamique elle aussi ! Les passages de sable mou
alternent avec les portions empierrées, et ça nous oblige à dégonfler et
regonfler sans arrêt. Il faut des pneus à un kilo de pression pour
augmenter la portée sur le sable, et il faut les remettre à deux kilos
pour ne pas crever sur les passages rocailleux… Malgré ça, la moyenne
reste honnête. Nous passons à soixante à l’heure devant les passagers
médusés d’une Land-Rover arrêtée au bord de la piste. Juste un petit
coup de klaxon, un petit bonjour, et nous disparaissons à l’horizon,
dans un nuage de poussière. Ils en restent médusés, les mains sur les
hanches, le souffle coupé ! Il faut dire que les « aventuriers » qui
déjeunent au bord du chemin sur leur table de camping, nous les
méprisons, un peu par jalousie peut-être, car nous aimerions bien rouler
dans un 4x4 air conditionné nous aussi ! Et eux, ils nous regardent
toujours de haut, car avec notre petite voiture minable, nous ramenons
leur « exploit » au niveau du banal et du facile. Alors, c’est avec
orgueil que nous mettons une petite couche de sable sur leurs biscottes
et leur confiture !
En prenant une
piste secondaire pour contourner un passage rocheux, nous nous égarons.
Je monte sur le toit de la 4L pour essayer de repérer quelque balise :
rien ! Nous décidons de revenir sur nos pas, et nous voilà incapables de
retrouver la piste principale. Nous nous affolons presque. Alors me
revient à l’esprit ce conseil de Targui : « Quand rien ne va,
assieds-toi, prépare un thé, et repose-toi quelques instants ». C’est ce
que nous faisons. Il fait tellement chaud qu’on ne voit plus la limite
entre le ciel et le désert : tout est d’un blanc jaunâtre. Le soleil
lui-même est devenu invisible dans le ciel. Nous lançons une fusée de
détresse : elle se perd dans cette atmosphère chauffée à blanc. En
fouillant le désert avec les jumelles, je remarque, à une centaine de
mètres, le parachute blanc de la fusée que nous venons de lancer. Nous
allons pour vérifier si elle s’est allumée, quand nous découvrons des
traces de roues de camion dans le sable. Nous les suivons à tout hasard,
et au détour d’une petite butte rocheuse, nous découvrons la piste
jalonnée de quelques carcasses de pneus. C’est vraiment une chance, car
nous aurions tout aussi bien pu partir dans la direction opposée. Nous
sommes sauvés ! Pour la première fois, nous réalisons qu’en roulant
seuls nous sommes à la merci de la moindre erreur, et si une panne vient
s’ajouter au problème, nous sommes tout à fait perdus ! Nous nous jurons
de rester sur les traces quel que soit l’état de la piste. Cette petite
frayeur nous a servi de leçon !
Nous croisons
quelques touristes, ce qui nous conforte dans l’idée que si tous les
chemins mènent à Rome, celui-ci va à Tamanrasset. Et puis on n’est plus
tout seuls ! En fin de compte, nous aimons bien cette solitude, mais pas
au point extrême. Un petit vent de sable nous oblige à nous arrêter
quelque temps, la visibilité étant devenue presque nulle. Tiens ! il
pleut ! Juste douze gouttes, juste un faux espoir… La nature est
vraiment cruelle dans l’immensité du Sahara !
Plus nous
approchons de Tam’, plus la piste devient problématique : tôle ondulée,
cailloux, sable. Nous nous arrêtons au PK 30 (trente kilomètres de
Tamanrasset), car rouler à dix ou quinze kilomètres-heure, c’est
désespérant ! Pourtant, nous aimerions bien boire quelques jus de fruits
frais, quelques bières glacées, mais nous n’avons plus la force de
continuer : il fera jour demain. La soirée est triste, le repas frugal,
mais dès que l’air devient plus respirable, on se couche sur le sable,
et on écoute danser les étoiles !
Pk 375 -
Tamanrasset. (67km).
(Algérie)
Nous sommes très
dynamiques, dès le réveil. Il ne fait pas encore jour, un petit vent
frais nous encourage à reprendre notre lent cheminement vers la ville où
nous attendent toutes les merveilles du monde : eau fraîche, couscous,
fruits juteux et sucrés… et peut-être même une bière glacée si Allah le
permet. Le déjeuner sommaire ne risque pas de nous peser sur l’estomac :
nous essayons de faire passer le « pain de guerre » avec du thé. Pancho
ne peut rien avaler, il est tout « barbouillé ».
La piste, jusqu’à
Tam’, est très sinueuse, défoncée par endroits, elle monte et descend ;
nous roulons à vingt à l’heure pour ménager la monture.
À Tam’, pas
d’essence au seul poste de la ville ! Le pompiste ne veut visiblement
pas nous servir, même en insistant, mais il nous promet que demain nous
aurons du carburant. J’en doute fort, mais je n’ai pas le temps de
discuter, car nous devons aller au poste de police pour nous enregistrer
auprès des autorités locales, puis à la douane pour remplir tout un tas
de paperasses qui ne serviront à personne : déclaration de devises,
d’objets de valeur… Heureusement, en fin de compte, tout se passe dans
la bonne humeur, et assez rapidement. Les douaniers nous annoncent que
l’unique poste d’essence de Tam’n’est pas à sec, mais que le moteur de
la pompe est cassé. Il faudra attendre quelques jours pour que la pièce
de rechange arrive. Ça ne fait pas notre affaire, car nous aimerions
repartir demain, car Pancho reprend le travail le cinq septembre. La
ville de Tam’est affreuse : des rues poussiéreuses, pas de café, car
c’est le ramadan et nous n’avons pas la possibilité de manger non plus !
Nous sommes donc obligés de nous rendre à dix-sept kilomètres, « chez
Jojo », un lieu de rencontre pour les touristes, sur la route de l’Assekrem.
La piste n’est pas trop mal entretenue, le petit café semble bien calme,
écrasé de soleil au pied de la montagne volcanique qui abrita l’ermitage
du père de Foucault. Jojo nous reçoit comme des amis de longue date, il
nous invite à nous reposer dans une petite pièce sombre où une source
gazeuse jaillit dans une vasque de pierre… C’est extraordinaire : une
eau gazeuse pure et légère, semblable à du Perrier, coule en permanence,
et nous puisons directement dans la fontaine de pleins verres d’eau
pétillante ! Encore une fois, ce qui est frappant, dans le désert, c’est
la démesure entre les souffrances d’un jour et les joies du lendemain !
Jojo n’est pas très loquace : il est habitué à respecter le repos de ses
hôtes. Il nous laisse récupérer, à l’ombre, couchés sur le sol en
attendant que le soleil décline.
Avant de
repartir, nous lavons les vitres de la voiture avec de l’eau pétillante,
alors que ce matin encore nous buvions un liquide saumâtre dont on ne
voudrait pas, en France, pour laver le sol !. Tamanrasset est très
animée en cette fin d’après-midi : les hommes déambulent dans les rues,
souvent vêtus de leurs gandouras blanches, et le soleil couchant met sur
leurs visages, de belles teintes cuivrées. Les terrasses des cafés sont
bondées, car chacun attend, devant la table vide, que le muezzin, du
haut de son minaret, donne l’autorisation de boire. Certains n’ont pas
avalé une goutte d’eau depuis ce matin, et ils ne montrent aucune
impatience ; ils sont là, assis jambes croisées, à caresser leur
moustache en se disant que dans quelques minutes ce sera la fête ! Et
nous, par respect, nous allons nous cacher au fond d’une salle obscure
pour boire un Coca tiède !
Nous retrouvons
les mêmes voyageurs qu’au Niger : nous nous suivons dans notre lente
migration vers le nord, et nous finissons par nous connaître ! Nous
sympathisons avec des Français roulant en Land-Rover rencontrés à
Niamey. Ils ne comprennent pas comment nous avons pu passer dans
certains endroits où ils ont eu les pires difficultés avec leur voiture
quatre roues motrices ! Quand ils voient l’état de la 4L, ils réalisent
combien nous avons dû « souffrir ». Nous allons au camping le plus
cher : il n’y a que des Allemands. Le camp le meilleur marché n’est
peuplé que de Français. L’ambiance n’est pas extra, nous sommes les
pauvres vagabonds, et notre petite fourgonnette a l’air encore plus
minable à côté des puissants 4x4… Nous, ce que nous voulons, c’est la
douche froide, un vrai shampoing et surtout une bonne nuit de repos sous
la tente !
Mercredi 24
août. 1977.
Tam’- Pk 127
(127 km).
(Algérie)
Toujours pas
d’essence… les touristes français parlent d’investir la station-service,
de faire une manif, d’aller réclamer du carburant aux militaires… Chacun
a sa petite idée sur le moyen d’obtenir satisfaction. Nous nous sommes
garés à sept heures du matin devant les pompes, car nous savons que
c’est de là que sortira l’essence ! Chacun donne son avis : les « Yaka »
et les « Fokeu » discutent, les mains dans les poches… Soudain, deux
Allemands surgissent, enlèvent le capot protégeant la pompe, démontent
des pignons enlèvent des courroies, bricolent sans rien dire. Les « Yaka »
et les « Fokeu » font cercle autour de ces experts en bricolage, et au
bout de deux heures, en remplaçant le moteur de la pompe par un cric
hydraulique (je n’ai rien compris au système !) un filet d’essence peut
enfin couler dans les jerricans ! Le patron de la station-service est
impressionné, et nous, nous sommes déçus, car ce coup-ci, ce ne sont pas
les Français, les champions du système D ! Le débit est d’environ deux
cents litres à l’heure, mais nous réussissons tout de même à obtenir
cinquante litres à onze heures du matin !
Nous avons une
grande faim, et de plus, nous savons que nous n’allons plus trouver de
restaurant sur notre itinéraire pendant plusieurs centaines de
kilomètres. Alors, découvrir un lieu pour se restaurer à midi en plein
mois de ramadan, dans le sud de l’Algérie, ça tient de l’exploit ! Hé
bien nous y arrivons ! On nous cache discrètement au fond de la petite
arrière-salle sombre d’un restaurant, et nous avons droit à de
succulents macaronis, et à une salade de tomates que nous n’arriverons
plus à oublier, j’en suis certain !
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Les 3655 km qui
nous séparent de Paris
ne nous importent guère !
Ce qui nous
intéresse, ce sont
les 645 km
nous séparant d'In Salah ! |
À cinq heures,
nous prenons, en direction d’Arak, la piste dont tout le monde nous dit
le plus grand mal, encore une fois ! Elle n’est pas très belle, au
début, mais nous avons vu pire, et nous roulons à une bonne moyenne de
trente à l’heure ! Nous ne nous plaignons pas. Nous passons par des
déviations qui franchissent sans arrêt la nouvelle route en
construction, c’est comme si nous traversions un interminable chantier.
Nous passons tantôt dans la rocaille, tantôt sur de la terre, du sable,
nous avons droit à de bonnes plaques de fech-fech** qui nous étouffe en
pénétrant dans la voiture. Le soir, lorsque nous nous arrêtons, l’air
doux et le ciel pur nous font presque oublier la fatigue de la journée.
Pancho creuse une tranchée autour de son bivouac pour décourager les
éventuels scorpions. Ainsi protégé, il ressemble à un poilu de 14-18 !
Nous captons « Radio Monte-Carlo », et c’est curieux comme le seul fait
de pouvoir écouter une radio française nous réconforte et nous rassure…
Pourtant, notre situation n’est pas brillante : Pancho a des problèmes,
car les blessures sur son tibia s’infectent sérieusement, et ça le fait
souffrir, la voiture ne dit rien, mais elle est sérieusement blessée,
elle aussi, la piste sera si mauvaise demain que nous n’osons pas y
penser… Ce qui nous console, c’est d’entendre dire à la radio qu’il ne
fait pas beau sur la France. Bof ! Ici, nous n’avons pas à nous
plaindre !
** fech-fech :
sable pourri, aussi fin que du talc.
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