Thaïlande et Laos
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Voyage en Asie 2016 - 2017. Jeudi 15 décembre 2016. Lube - Abou - Dhabi. Six heures et un petit vent léger mais vif; Amédée B vient nous chercher et il nous mène à la gare de Pau. Nous allons à Toulouse, mais il n'y a pas de train à cause de travaux sur les voies, alors nous sommes contraints de prendre un car jusqu'à Montréjeau. Il fait encore nuit, chacun dort ramassé dans son coin, sauf deux femmes qui conversent à mi-voix, sur un ton monocorde qui ne fait qu'ajouter à la tristesse du moment. On irait à un enterrement que ça ne serait pas pire! Autoroute, bourdonnement régulier du moteur, je m'endors. Quand je sors pour récupérer les bagages dans la soute et pour monter dans le train, à Montréjeau, je suis dynamisé par un air glacial. Il est vrai que je ne suis pas équipé pour supporter les frimas de l'hiver puisque je pars en Thaïlande. Amnoay supporte mieux que moi: elle repart vers chez elle, elle a chaud au cœur! Dans le train jusqu'à Toulouse, nous avons droit aux vociférations d'un marginal hystérique qui aboie hargneusement après des jeunes chargés de faire respecter l'ordre dans le train. Ils lui ont reproché de ne pas avoir muselé son chien, alors il vocifère et ses propos violents et incohérents dérangent tout le monde. Faut s'y faire! Les jeunes ont une formation d'éducateurs, ils ont pour mission de rendre le voyage plus agréable, de sensibiliser chacun dans un esprit de "bien vivre ensemble"... Ils sont employés par la SNCF, ils ont des principes et des convictions, mais je ne sais pas si l'individualisme qui a réussi à gangréner notre société ne va pas finir par les mettre en situation d'échec! Nous arrivons à Toulouse, nous traînons nos cinquante kilos de bagages jusqu'à la gare routière, prenons la navette jusqu'à l'aéroport (Le métro et le tram, c'est beaucoup moins cher, mais nous n'avons pas le temps!). Il nous faut trouver le guichet d'enregistrement des bagages, faire la queue pendant plus d'une demi-heure à la sécurité, faire la queue au contrôle passeports... Nous allons d'abord à Rome, mais il faut montrer ses papiers comme si nous sortions de l'Europe. Je crois que notre « Communauté Européenne » a tourné en eau de boudin : dès que nous sortons de l'hexagone, nous sommes à l'étranger ! Pendant que nous attendons pour montrer patte blanche à la police, un employé vient nous chercher, car notre avion n'attend plus que nous pour décoller ! En effet, à la porte d'embarquement, une employée nous déclare avec un grand sourire que nous avons failli ne pas partir, car nous sommes les derniers, nous sommes en retard, et elle était en train de fermer la porte ! Nous devons décoller à 12 h 25, dans dix minutes, et bien qu'ils sachent que nous avons enregistré nos bagages et que nous sommes englués dans les soucis de sécurité, ils sont prêts à nous plaquer pour respecter un horaire qui peut être souple quand ils veulent... La preuve, c'est que nous arrivons avec dix minutes d'avance à Rome à deux heures et quart. Rome. L'aéroport est grand et confortable. Heureusement, car nous devons y passer huit heures en attendant de décoller pour Abou Dhabi. Je trouve un endroit où l'on peut s'allonger sur des transats presque aussi confortables que des divans. Nous ne mangeons pas de pizzas, car Amnoay a prévu, comme repas froid, des saucisses avec du riz, et quelques mandarines. Amnoay, son souci d'économies casse parfois le côté exotique du voyage ! On nous avait annoncé que nous partions de la porte 45, mais nous sommes tellement cernés par des groupes de Coréens glapissant et glougloutant que nous avons quelques doutes. En effet, lorsque je me renseigne, une charmante employée me demande de me rendre à la porte 37, porte d'embarquement pour Abou Dhabi. Pour la deuxième fois, nous avons failli rater l'avion ! Les six heures de vol ne nous semblent pas trop pénibles jusqu'au moment où les oreilles commencent à bourdonner, se boucher, car nous descendons sur l'aéroport d'Abou Dhabi.
Vendredi 16 décembre 2016. Abou Dhabi - Bangkok. Il est sept heures (4 h du matin en France) et le soleil levant donne une teinte uniformément rose au paysage désertique qui s'étend sous nos ailes. Pas un arbre, pas un buisson, pas un brin d'herbe. Seules des autoroutes désertes sillonnent le paysage en tous sens. Elles sont bordées de réverbères encore allumés leur donnant l'allure de colliers de perles lumineuses posés sur une peau de daim. Quelques petits groupes de maisons basses de formes cubiques ont le privilège de s'entourer de quelques touffes de palmiers. Pas de piscines, puisqu'il n'y a pas d'eau. On se baigne dans le sable d'une plage infinie dans ces contrées austères. Les bâtiments de l'aéroport sont gris, blocs de béton aux formes agressives ou tassés sur eux-mêmes comme des bêtes sur le point de bondir. Je me trouve dans un monde où je suis content de ne faire que passer. On sort de l'avion avec la sensation d'entrer dans une salle de douches où cinquante personnes viendraient de prendre un bain. La moiteur de l'air est étouffante. Une odeur de fuel flotte dans l'air, le ciel est jaune, la terre aussi, l'horizon presque rectiligne se perd dans la brume. Nous descendons la passerelle jusqu'à la piste. Ce pays roule sur l'or (noir), et ils n'ont pas les moyens de nous proposer un accueil confortable dans leur aéroport. Le car nous menant au terminal roule au milieu des containers, des montagnes de caisses. Il y a des travaux partout, avec des tas de sable ou de terre... On entre dans l'aéroport par des couloirs gris, on grimpe par des escaliers mécaniques et je m'attends à déboucher brusquement dans une salle immense aux insolentes dorures avec des miroirs étincelants, mais non, nous ne sommes pas à Dubai, nous sommes à About Dhabi. On nous fait passer au contrôle de sécurité, et ça prend une bonne demi-heure. Je n'en vois pas l'utilité, à moins que nous n'ayons employé notre temps, durant le vol, à fabriquer des fusils d'assaut, des bombes et des révolvers! Le hall de l'aéroport, c'est une couronne de salles d'attente encerclant un énorme compotier multicolore semblable à une fleur de lotus ou à un cornet de glace! C'est ici que nous devrons attendre pendant trois heures, jusqu'à dix heures. C'est pas beau, c'est pas très confortable, mais on s'en contentera. Les passagers en transit viennent presque tous d'Europe, ils sont vautrés sur leur siège en essayant de dormir un peu. Soudain, la compagnie Ethiad nous annonce que notre départ est différé de 4 heures. Nous devrions donc décoller à 14 h 00. Les voyageurs pour Bangkok semblent prendre la nouvelle avec philosophie. Je commence à me méfier, je connais ce genre de refrain : ce n'est pas bon signe ! Je vais voir un responsable de la compagnie ; je trouve une jeune fille accorte qui confirme le retard, me disant que j'arriverai à Bangkok à 23 H 00. Je ne suis pas content, alors elle me dit d'aller déjeuner gratuitement en présentant ma carte d'embarquement. Nous avons droit à un café et un croissant. Soudain, que vois-je, enfer et damnation... Notre départ est encore retardé de trois heures, jusqu'à 19 h 00. Je reviens voir la charmante jeune fille je lui explique que nous avons déjà attendu huit heures à Rome, que nous commençons à avoir le dos en compote... Alors, elle prend ma carte d'embarquement, m'en délivre une nouvelle, et me dit d'aller à la salle d'attente des voyageurs de première classe. Alors là, nous sommes vraiment bien ! Nous avons droit à un repas gratuit en se servant à un buffet où l'on ne nous propose que des bons plats, puis nous attendons, assis dans des fauteuils moelleux, dans une ambiance feutrée. Mais soudain que vois-je ? Le panneau d'affichage annonce un nouveau retard de deux heures et demie. Nous ne devrions donc partir qu'à 19 h 30 ! Je commence à croire que nous allons passer la nui ici. Je reviens voir la gentille employée qui nous propose alors d'aller nous reposer dans une salle spéciale. On arrive au bout d'un interminable couloir, devant un petit guichet où une employée nous enregistre ouvre une porte donnant sur une salle où sont alignés, le long du mur, des sortes de cercueils capitonnés de simili noir, hauts de un mètre vingt environ. Elle nous explique que nous devons nous coucher dans le cercueil, appuyer sur un bouton lumineux rouge pour régler notre couchette, et tirer, au-dessus de notre tête, un store noir ne comptant que cinq petits trous pour laisser passer l'air. Amnoay n'ose pas se coucher, elle est réticente à l'idée de s'enfermer dans la petite boîte. Il est vrai que chez elle on pratique la crémation, alors elle se méfie de ce qui pourrait arriver ! Je m'enferme dans le catafalque en faisant coulisser le couvercle juste au-dessus de mon nez. Toutankhamon n'avait pas plus de place et il est resté trois mille ans dans sa boîte. Je devrais bien arriver à y passer une ou deux heures ! Et je suis si fatigué que je m'endors ! Quand je me réveille, j'ouvre le couvercle, et je trouve Amnoay assise dans sa boîte. Je pense que Marie-Madeleine avait le même sourire empreint de joie et de soulagement lorsqu'elle retrouva Jésus après sa résurrection ! Nous nous rendons à la porte d'embarquement. Il n'y a pas assez de places assises, alors les passagers qui viennent d'attendre treize heures dans l'aéroport s'assoient ou se couchent par terre, certains se sont même rendormis.
Samedi 17 décembre 2016. Bangkok. Les six heures de vol entre les Émirats et la Thaïlande ne sont pas trop pénibles, car nous sommes si fatigués que nous n’avons pas de mal à trouver le sommeil. Amnoay est bien installée, car la place à côté d’elle est libre et elle peut se recroqueviller sur deux sièges, ce qui est plus confortable que sur un seul ! Dans l’avion, personne ne parle, tout le monde accuse le coup : les treize heures passées dans l’aéroport les ont calmés. Arrivée à Bangkok : escaliers mécaniques, tapis roulants le long de couloirs interminables, contrôle de police avec une mégère qui aimerait bien me refouler quand elle voit mon passeport plein de tampons thaïs. Elle me demande où est mon visa… Comme j’ai pris la précaution de faire un visa pour le Laos, elle n’a plus rien à dire. Livraison des bagages : notre valise haut de gamme, réputée « incassable », arrive massacrée, cassée, éventrée. On passe un bon moment à faire une déclaration de sinistre auprès de la compagnie Ethiad. Ils s’engagent à récupérer notre bagage à notre hôtel dès lundi. Nous prenons le « sky-train » jusqu’à Macassan, puis le taxi jusqu’à l’hôtel, et quand nous entrons enfin dans la chambre, c’est pour nous vautrer sur le lit, car il y a plus de trente-sept heures que nous sommes partis. Le voyage a duré de jeudi matin à samedi matin, et avec les six heures de décalage horaire en plus, nous sommes annihilés ! Le soir, nous allons dîner au restaurant du soi 14 sur Sukhumvit, le « Suda ». Il y a foule, car nous sommes samedi. Le restaurant propose environ cent vingt plats à environ trois euros chacun et c’est le lieu préféré des résidents étrangers, des touristes et des jeunes Thaïlandaises follement amoureuses de leur compagnon d’un soir. On mange dans un brouhaha de fête foraine et dans une ambiance sympathique. Nous occupons une table avec des jeunes travaillant en Thaïlande, et bien que nous ne soyons que huit, il y a sept nationalités : un Français, un Anglais, une Malaisienne, une Coréenne, une Thaïlandaise, un Kényan, deux Japonais ! Bangkok est vraiment une ville cosmopolite.
Dimanche 18 décembre 2016. Bangkok. C’est l’été, le beau soleil, l’air sec, le petit vent doux de temps en temps, et pourtant je ne me sens pas très dynamique. Je traîne les pieds et j’ai sommeil. Nous allons à Pratunam en taxi, car les bus sont rares en ce dimanche de fin d’année. À cause de la mort du Roi, je m’attendais à une ambiance morose, mais il n’en est rien, seules certaines personnes portent le deuil. Partout des guirlandes de Noël, des arbres givrés, des gens avec des bonnets de lutins ou de Père Noël rouges et blancs : quand on n’est pas forcé de se vêtir de deuil, on fait la fête. Il est vrai que pour les Thaïs, hédonistes de nature, la tristesse leur va mal. Même les obsèques de membres de leur famille sont prétexte à « passer un bon moment ». On mange, on rit, on joue aux cartes en poussant des exclamations, le passage dans l’autre monde est une fête, surtout si le défunt a mené une vie irréprochable, et qu’il aura une bonne réincarnation. Il n’y a qu’au moment de la crémation qu’on observe un silence religieux, peut-être en espérant entendre les légers battements d’ailes de l’âme ? Mais aussitôt, c’est une rafale de pétards et d’impressionnantes explosions qui retentissent pour dissuader les mauvais lutins de capturer l’esprit du défunt.
Lundi 19 décembre 2016. Bangkok. Dès que nous réussissons à tenir debout, après le copieux petit déjeuner de notre hôtel « S6 », nous allons à la banque, puis à la compagnie de téléphone « AIS ». Toutes les personnes ayant un contact avec les clients, dans le privé ou dans l’administration sont obligées de se vêtir de noir ou de blanc, en signe de deuil, suite à la mort du Roi au mois d’octobre dernier. On ne trouve plus les photos du monarque dans les rues ou sur les avenues, mais des petites tables gigognes sur lesquelles on a mis des fleurs et un portrait monochrome du souverain. Les Thaïs sont attristés par la disparition de Rama IX qui était pour eux la référence morale, la divinité incarnée. Il faut dire que toute personne âgée de moins de soixante-dix ans n’avait connu que ce souverain qu’elle avait appris à respecter depuis « la petite enfance ». Amnoay a eu de la peine en apprenant la disparition de ce monarque qu’elle aimait comme un parent et qu’elle respectait comme on doit respecter une référence d’image de la sagesse. Il serait aussi malvenu pour nous de juger ce respect et cette soumission au souverain que de critiquer une croyance religieuse. Pour les Thaïs, le Roi était plus qu’un père, c’était un repère spirituel. Dans la population de résidents étrangers, certains ne comprennent pas cet engouement pour un personnage, parlent de « culte de la personnalité », mais leur raisonnement s’explique quand on les entend se qualifier eux-mêmes « d’expatriés ». J’ai suffisamment vécu à l’étranger pour connaître la mentalité colonialiste qui colle aux « Français de l’étranger ». La plupart d’entre eux sont des « travailleurs immigrés » qui n’ont aucune intention de s’intégrer !
Mardi 20 décembre 2016. Bangkok. La flemme, le besoin de récupérer, le peu d’envie de sortir dans les rues bruyantes et polluées par les bus… tout cela fait que je passe la journée dans la chambre à ne rien faire. En fin d’après-midi, nous allons en métro aérien à Prakanon, dans un marché peu fréquenté par les touristes et nous achetons un sac pour remplacer momentanément notre valise, et quelques vêtements à des prix très corrects. Nous revenons en bus, car c’est beaucoup moins cher. Les bus de Bangkok, c’est comme pour le Roi, les gens de moins de soixante-dix ans n’ont connu que ceux-là ? Ce sont de vieilles guimbardes dont les portes claquent en s’ouvrant ou en se refermant comme si elles allaient tomber dans la rue ; le plancher de bois vibre sous nos pieds, et un air chaud et collant entre par les vitres ouvertes. Le chauffeur est assis de travers devant son volant qu’il essuie régulièrement avec un chiffon. Pour ne pas que le levier de vitesses trouve derrière lui, il l’a rallongé avec un tuyau de plomberie. Le dispositif ainsi bricolé lui arrive à hauteur de l’épaule. Il se fait un point d’honneur à secouer les passagers avec des freinages ou des accélérations intempestifs. Il conduit son bus dans la circulation, pourtant dense, comme une moto, en se faufilant partout. Sur une avenue à trois voies, il se trouve tout à fait à droite, mais il va revenir contre le trottoir de gauche sans difficulté au prochain arrêt. Il est vrai que les autres usagers connaissent la détermination de ces mastodontes qui sont prêts à les bousculer pour passer. Les rugissements du moteur font un bruit d’enfer, les vitesses craquent bien souvent, et il arrive que le chauffeur nous assourdisse avec le CD des dernières chansons à la mode ! Pour descendre, il vaut mieux ne pas traîner, car le bus redémarre alors que vous avez encore un pied sur le marchepied !
Mercredi 21 décembre 2016. Bangkok. J’aime Bangkok, cette ville détestable aux rues sans caractère, encombrées de véhicules malodorants, bruyantes. J’aime tous ses contrastes : sa chaleur étouffante de la rue, l’atmosphère glaciale du métro, le sourire du commerçant, l’indifférence du quidam ! J’aime le silence retrouvé dès qu’on pénètre dans l’enceinte d’un temple. On passe alors de la rue sale aux trottoirs dont les dalles disjointes ou les plaques d’égout manquantes sont autant de pièges, à des murs blancs, rehaussés de dorures. On quitte l’odeur douceâtre d’une soupe vendue sur le trottoir pour le parfum âcre de l’encens. Il faut lever les yeux, dans la pénombre fraîche du temple pour découvrir le sourire énigmatique d’un immense Bouddha en or qui nous suit du regard. Quelle sérénité, quelle bonne idée d’avoir choisi pour icône un être qui dégage une telle impression de douceur ! Bangkok, c’est la ville que l’on déteste et que l’on adore quelques instants plus tard. Il faut s’y perdre seul ou en très petit groupe pour apprécier l’imprévu ; il faut du temps, il faut avoir envie de « galérer » par moment… Chaque plaisir se mérite, à Bangkok. Il faut se donner une chance de trouver son bonheur.
Jeudi 22 décembre 2016. Bangkok. Nous allons à la gare pour acheter nos billets de train pour demain. Nous prenons le métro souterrain qui ressemble à une glacière tant l’air conditionné est efficace. Entre les bus aériens obsolètes et le métro souterrain, c’est le jour et la nuit ! On voit bien les progrès qu’ont pu faire les transports en commun en un demi-siècle ! L’après-midi, je ne fais rien, je reste à l’hôtel pour lire, écrire mon journal de bord et regarder TV5. Quand on paye la chambre 1100 bahts, autant en profiter ! Le soir, nous allons au soi 1, manger un délicieux poisson sous un préau peu engageant couvert d’un toit de tôle, aux murs noircis par les ans. Il y a un monde fou, une ambiance de fête et une clientèle locale, mis à part quelques « farangs » (étrangers) que leur petite compagne locale a amenés jusqu’ici. A l’entrée, les poissons, gambas ou calmars sont présentés sur un lit de glace, et le cuisinier enflamme régulièrement son wok, faisant monter d’impressionnantes flammes jaunes à plusieurs mètres de hauteur.
Vendredi 23 décembre 2016. Bangkok – Surin. Nous prenons le train de nuit ce soir jusqu’à Surin. Comme nous avons libéré la chambre d’hôtel à midi, il me reste toute l’après-midi pour musarder dans Bangkok. Le temps estival, les filles en short ou en minijupe, les hommes en chemisette… je n’arrive pas à réaliser que c’est Noël ! En plus, le deuil national d’une année impose le silence dans les grands magasins, donc, pas de rengaine souvent insupportable de « ringue bêle » le chant de Noël que l’on retrouve d’habitude dans tous les endroits où l’on va. Il y a du monde partout, des gens qui vont et viennent, et je n’arrive jamais à savoir s’ils vont ou reviennent de leur travail ou s’ils « magasinent », comme disent les Canadiens. Le métro est bondé. Quand la porte s’ouvre, on croirait qu’on ne va pas arriver à se caser dans cette multitude, et pourtant, comme par miracle, la foule trouve toujours un peu de place pour les nouveaux passagers, et ce qui est curieux, c’est que dans cette population entassée, on ne bouscule personne, on ne touche pas son voisin. Dans la rue, c’est pareil : la même densité de voitures qui ne se touchent que très rarement et qui réussissent avec plus ou moins de succès, à se faufiler. Jamais un coup de klaxon, pas de signe d’énervement. La vie est un long fleuve tranquille, les avenues aussi, mais dans ce fleuve-là, le débit stagne un peu ! Pratiquement tous les véhicules ont les vitres teintées de noir, ce qui empêche de voir le conducteur et ce qui rend toute démarche anonyme. Par exemple quand un véhicule force le passage pour sortir d’un « soy » (ruelle), on ne voit pas le conducteur et cela empêche tout signe d’approbation ou de désapprobation. Personnellement, je trouve très pénible de ne jamais savoir qui est dans la voiture se trouvant à côté. Les embouteillages sont déshumanisés ! Pour aller à la gare, il faut habituellement un quart d’heure, mais à l’heure de pointe à six heures du soir, nous mettons une heure et vingt minutes. Le chauffeur de taxi a accepté un compromis sur un tarif correct sans mettre le compteur. Tout le monde s’y retrouve. Il fait la conversation avec Amnoay qui, retrouvant dans son pays des interlocuteurs qui comprennent ce qu’elle dit se montre volubile, racontant sa vie en France, son odyssée entre Lube et Bangkok. Nous passons devant le petit temple Erawan où l’attentat à la bombe de l’an dernier a fait plus de quarante victimes. Il y a foule autour du monument représentant Ganesh, l’éléphant sacré du panthéon hindouiste. Suivant la somme octroyée par les fidèles, des danseuses évoluent plus ou moins longtemps. Je ne vois aucune plaque, aucun détail rappelant « à la mémoire » l’horreur d’un jour où quarante personnes innocentes laissèrent leur vie, et où plus de cent autres furent marquées à jamais par cette tragédie. Le chauffeur de taxi nous dit que ce fut un attentat perpétré par un intégriste musulman, mais il ne rajoute aucun commentaire. C’est du passé ! Le hall de la gare Hua Lamphong est occupé sur la moitié de sa surface, par une exposition de photos de qualité sur le Roi et sur le pays. Dans le fond, un immense catafalque couvert de fleurs de jasmin blanches trône comme un retable de cathédrale. Le train est à quai. C’est un train tout neuf, bien que déjà obsolète, acheté à la Chine. Les wagons en inox sont rutilants, à l’intérieur les couchettes sont confortables, mais le trajet ne sera pas plus rapide, car on reste sur des voies très vétustes et en mauvais état. Comme pour les bus de Bangkok, les trains n’ont pas changé depuis plus d’un demi-siècle.
Samedi 24 décembre 2016. Surin. Nous passons la journée à faire du ménage, à déballer nos affaires, à installer celles que nous avions stockées dans des malles. La petite chienne que j’aimais tant ne reparaît pas et je ne demande pas ce qu’elle est devenue, car on va me répondre un mensonge. Noy, le chien est complètement bouffé par la galle, tout pelé, et je n’ose pas le caresser. Il tousse d’une toux roque qui ne laisse rien présager de bon. La sœur d’Amnoay ne fait rien pour le soigner et le plus étonnant c’est que ce chien galeux traîne à longueur de journée dans l’école voisine sans que cela n’inquiète ni le directeur, ni les enseignants, ni les parents d’élèves. Il y a des choses parfois difficiles à comprendre.
Dimanche 25 décembre 2016. Surin. C’est le jour de Noël ! Je sors sur la terrasse, au lever du jour. Il est six heures, le ciel, tout rose à l’horizon a déjà pris une belle teinte bleue au zénith. Sous mes pieds nus, le carrelage a gardé un peu de fraîcheur de la nuit, mais la journée sera chaude : le thermomètre affiche déjà vingt-quatre degrés. Une tourterelle roucoule perchée sur le fil électrique. Ici, elles sont toute petites, grises et blanches et elles sont si familières qu’on craint même parfois de leur marcher dessus. L’an dernier, l’une d’entre elles était venue nicher et pondre dans le lustre du plafond de notre terrasse couverte. En Thaïlande, pays bouddhiste, on ne fête pas Noël, on s’affuble parfois d’un ridicule bonnet rouge et blanc en croyant que c’est la tradition pour le Nouvel An ! Les Thaïs sont toujours à l'affût de la moindre occasion de s’amuser, alors ils fêtent trois nouvelles années : la Saint Sylvestre qui est leur changement de calendrier officiel, en quelque sorte leur Nouvel An administratif, la Nouvelle Année chinoise en février, et le « pee may » qui est le Nouvel An thaï en avril. Pour eux, c’est le pee may la principale fête. Ils se jettent des bassines ou des seaux d’eau à la figure, ils lancent des pétards partout, ils s’éclatent, même sur la route, car c’est à chaque fois une hécatombe ! Aujourd’hui, Amnoay est contente, car sa fille va venir manger avec ses deux enfants, les petits enfants d’Amnoay et sa belle-mère. Cela n’a aucun rapport avec la Noël, c’est tombé comme ça, mais ils arrivent chargés de cadeaux : que des choses qui se mangent ! Il y a les inévitables marmites en alu toutes chaudes avec le poulet au curry et à la noix de coco, plat réservé aux jours de fêtes, aux grandes occasions, on a aussi apporté des haricots verts de cinquante centimètres de long que l’on croque tout crus au cours du repas, de la salade, et tout un assortiment de cookies et de biscuits aux fruits secs. On va se goinfrer ! Amnoay a mis les assiettes sur la table basse du salon et nous voilà tous en rond, assis sur des petits tabourets de quinze centimètres de hauteur, autour du repas qui embaume. Moi, je mets beaucoup de poulet avec un peu de riz dans mon assiette, alors que les invités versent la suce avec juste un peu de viande, sur un bon plâtras de riz. Avec ce qui est pour nous une ration, on fait manger toute une famille, ici. Nous sommes des goinfres par rapport aux Thaïlandais. C’est pour ça que le gros hamburger plein de viande ne leur réussit pas et qu’on voit de plus en plus de personnes et surtout d’enfants obèses. La belle-mère de la fille d’Amnoay, à quatre-vingt-sept ans, a un appétit féroce. Elle est rayonnante, elle est dans son assiette ! D’ailleurs, au moment de partir, elle se lèvera et ira vers la porte en oubliant sa canne. Dans l’après-midi, Amnoay fait des mises en plis à tout le monde, et les jeunes regardent un film sur leur portable. Moi, j’ai bien mangé, alors je suis en pleine « boatitude » et je vais m’allonger dans la seule pièce où l’air conditionné rend l’atmosphère moins étouffante ! Il n’y avait ni beau sapin ni « divin enfant » mais c’était tout de même une belle fête de Noël !
Lundi 26 décembre 2016. Surin. Je pars faire un petit tour dans les environs avec mon vélo. En Thaïlande, que ce soit en ville ou à la campagne, d’une année à l’autre, on ne s’y retrouve plus. Les choses changent sans arrêt. Non loin de chez nous, une immense autoroute traverse les rizières, c’est la rocade permettant de contourner la ville de Surin. Au milieu, à la séparation des voies, il y aura un canal d’irrigation, me semble-t-il, car on a creusé un énorme fossé qui sera rempli d’eau à la saison des pluies. Ceux qui quittent la route ont intérêt à savoir nager ! Je roule sur un asphalte parfait, avec juste quelques véhicules qui ne me dérangent guère. Sur les bas-côtés, on a aménagé d’immenses esplanades, peut-être de futures usines ou quelque hypermarché. Les responsables de l’aménagement du territoire anticipent. Ils savent que la ville est en plein essor, et l’un des supermarchés est situé à plusieurs kilomètres à la sortie de Surin. La ville va s’étendre. On n’attend pas d’être paralysé par les embouteillages, on fait déjà des rocades, et pas des petites routes à deux voies, des autoroutes ! Je trouve cependant que dans toutes ces nouveautés, on ne trouve pas de rond-point. Ils en sont restés aux classiques feux tricolores qui ralentissent le trafic inutilement. Sur le bord de la route, d’anciens garages sont devenus des restaurants, à la place d’une échoppe de nouilles on trouve une épicerie, tout change sans arrêt, car les bâtiments sont peu solides, soit en bois soit avec des murs peu épais, donc faciles à démolir et à « remolir » ! Je remarque que dans Surin, les automobilistes respectent davantage les cyclistes : personne ne m’a serré contre le trottoir, et j’ai même vu une voiture s’arrêter pour me laisser la priorité. C’est sans doute ma tenue « FDJ » qui les impressionne ! Il me faut rester vigilant, car il va bien y en avoir un, dans le lot, qui va démarrer du stop au moment où j’arrive !
Mardi 27 à vendredi 30 décembre 2016. Surin. C’est vraiment la belle saison. Les Thaïlandais appellent cela la « saison froide » (redou nao) car il fait 16 degrés le matin et seulement 26 aux heures les plus chaudes. Par contre, il souffle un vent du nord qui nous donne l’impression d’avoir très froid. Alors, des motocyclistes harnachés comme des cosmonautes dans de grosses doudounes croisent débarquent sur les marchés où les chalands sont vêtus de légers vêtements d'été... C’est tout le contraste de ce pays où l’on rit quand on est triste et où l’on sourit quand on est en colère. À la télévision, les présentateurs ou les animateurs sont vêtus de noir, les émissions sont subitement interrompues par un hommage au Roi défunt. Officiellement, le fils du Roi, le prince héritier, est le nouveau Roi. Le Roi est mort, vive le Roi. Peu de gens sont capables de prononcer son nom, que bien souvent ils ne connaissent pas, et dans l’esprit des Thaïlandais, le Roi défunt est resté LE ROI. Le deuil national va se poursuivre pendant un an. Les hôpitaux, écoles et tous les bâtiments officiels sont entourés d’un calicot blanc et noir. La crémation aura lieu en décembre prochain, sur la plus grande place de Bangkok, sur Sanam Luang. La foule éplorée rendra un dernier hommage au Roi, à ce seul Roi qu’ils ont connu, durant toute leur existence ! Leur chagrin sera certainement sincère, mais de toute façon, sourire dans de telles circonstances serait considéré comme un crime de lèse-majesté ! Ces mêmes gens qui rient aux éclats aux obsèques d’un voisin ou d’un parent, dans ces cérémonies mortuaires qui ressemblent davantage à des fêtes, sangloteront et se montreront inconsolables !
Samedi 31décembre 2016. Surin – Khorat. Le ciel est tout gris, et le soleil ne sortira pas de la journée. Quand nous allumons la télévision, à sept heures, les images d’embouteillages et les reportages sur des accidents mortels tournent en boucle. On nous montre des voitures écrasées, des motos ratatinées, des êtres humains réduits en charpie, du sang sur le trottoir, du « raisin sur le macadam », comme disait San Antonio. La violence des images se veut dissuasive, mais je ne suis pas sûr que cela fonctionne, car les Asiatiques dans leur ensemble n’ont pas le même rapport que nous avec la mort, et plus c’est dangereux plus c’est excitant. Ils adorent côtoyer la mort et ils pensent que le bouddha qui pend à leur cou les protégera quoi qu’ils fassent. Avec 23.000 morts sur les routes tous les ans, pour une population et une superficie semblables à la France ils sont au premier rang mondial. Nous allons vers l’ouest, vers Bangkok, en train. Nous nous arrêterons à Korat. Dans la ville, il y a affluence autour du monument de la « Jeanne d’Arc locale » qui libéra la ville de la menace laotienne à une époque si reculée (j’ai déjà raconté dans mes carnets précédents) que bien que très fervents admirateurs, aucun des fidèles se prosternant devant sa statue ne connaît son histoire ! Amnoay achète des fleurs et des bâtonnets d’encens pour aller se prosterner, elle aussi, mais ses prières, ses souhaits s’adresseront au Bouddha. Cela fait partie des énigmes que nous ne comprenons pas toujours : les bouddhistes peuvent très bien déposer des offrandes devant la statue de Ganesh, l’éléphant sacré du panthéon indien, et s’adresser au Bouddha dans leurs prières. Je pense que c’est bien une preuve que le bouddhisme n’est pas une religion dans laquelle on idolâtre un Dieu particulier représenté par un de ses prophètes, mais plutôt une philosophie où le Suprême est tout simplement « la bonne conduite ». Juste à côté du monument, on a ouvert un marché. D’un côté de l’allée, on bave devant toutes sortes de plats plus appétissants les uns que les autres, de l’autre côté, on trouve toutes sortes de vêtements ou de babioles, objets usuels de tous les marchés du monde. Nous mangeons une soupe et un riz frit, c’est notre repas de réveillon, à huit heures, puis le marché ferme. Je ne sais pas si les Thaïs vont marquer la fin de l’année, mais rien ne permet de le dire. Nous rejoignons notre hôtel sans nous préoccuper de savoir s’il y aura un feu d’artifice. À minuit, quelques pétards et quelques crépitements, peu nombreux, me réveillent et je peux dire que d’après ce que j’entends, ce n’est guère mieux qu’un de ces feux d’artifice de villages, chez nous dans la « France profonde ».
Dimanche 1 janvier 2017. Khorat – Bangkok. Nous prenons le train jusqu’à Bangkok, six heures dans un train qui s’arrête à toutes les gares , c’est-à-dire tous les six kilomètres en moyenne, pendant 260 km. Il y a du monde, et un défilé incessant de vendeurs de fruits, de boissons et de brochettes ou de toutes sortes de nourritures. Je m’ennuie un peu, car j’ai mal dormi la nuit dernière, et j’aimerais bien faire une petite sieste dans un endroit frais. Dans la banlieue de Bangkok, le train s’arrête sans arrêt, piétine, met un temps fou pour parcourir les derniers kilomètres. Nous descendons donc à Bang Sue, pour terminer en métro. À Bangkok, la ville est relativement calme en ce premier jour de l’an. Le soir, nous allons dîner sous le préau du soi 1, et nous nous régalons avec des moules et un poisson frit à l’ail.
Lundi 2 janvier 2017. Bangkok. Nous nous rendons à l’aéroport le matin pour récupérer notre valise qui a été endommagée lors du trajet aller. Elle a été bien réparée, nous sommes contents.
Mardi 3 janvier 2017. Bangkok. Je vais à l’ambassade de France le matin, car mon passeport est plein. Plus la place d’y mettre plus d’un visa. Je prends un rendez-vous pour demain matin. L’après-midi, nous allons à Tokiu, un énorme supermarché sur cinq étages. Je remarque que les vendeurs sont de plus en plus des Arabes ou des Pakistanais. Je ne m’en explique pas la raison.
Mercredi 4 janvier 2017. Bangkok – Ayutthaya. Dès sept heures trente, je vais à l’ambassade de France. Il y a du monde dans le métro, mais c’est curieux, on n’a pas l’impression d’être nombreux. Je ne réussis pas à comprendre comment font les Thaïs, pour ne jamais se toucher, même quand il y a foule. Je ne sais pas non plus comment fait la personne se trouvant à l’opposée de la porte pour sortir sans bousculer aucun voyageur. Ces gens ont à la fois du chat et de l’anguille ! Chacun est avec son petit téléphone, et ça pianote, et arrivés à la station, ils sortent même du train sans cesser de cliquer sur leur écran. Ils descendent les escaliers, marchent sur le trottoir, traversent la rue en pianotant. Celui qui n’a pas sa tablette ou son petit téléphone est le dernier des ploucs ! J’ai regardé par-dessus l’épaule de ma voisine, dans le métro, elle jouait à empiler de la vaisselle alors qu’un méchant gnome tournait autour… Le voisin, lui, il massacrait des soldats qui surgissaient par les portes et les fenêtres d’un immeuble d’où tombaient des bombes incendiaires… Je me demande parfois s’ils savent où ils sont ? Ils vivent à longueur de journée dans des décors de jeux idiots et abrutissants. Si on leur confisque leur téléphone pendant toute une journée, ils tombent malades ! Hier, j’ai reçu une confirmation de mon rendez-vous à l’ambassade dans un message… en anglais ! Je me demande si l’on ne fait pas tout pour laisser disparaître le français ? La francophonie est bien morte ! Quand l’ambassade met en ligne un site en anglais et envoie aux ressortissants français des messages en anglais, c’est consternant, c’est affligeant, c’est complètement idiot ! J’arrive à l’ambassade pour renouveler mon passeport qui est bientôt plein. Il ne me reste que trois pages. L’ambassade est un véritable fortin : portes blindées, hauts murs hérissés de piques, portes vitrées surveillées par une multitude de caméras, sas de sécurité, fouille des bagages… J’avais rendez-vous à huit heures trente-cinq, donc je ne poireaute pas. Je passe au premier étage, je vais au bureau 109. Je suis reçu par une employée aux lunettes de myopes, une incisive plus proéminente que les autres lui donnant l’air d’un castor acariâtre, le cou tendu comme celui d’un dindon arrogant. Déjà, dès mon arrivée, je sens que ça ne va pas aller que la photo ne sera pas « aux normes » ou qu’elle va me demander quelque chose que je n’ai pas. Elle commence par ouvrir le passeport à une page qui est encore libre et me lance d’une voix aigre : « Mais il est encore valable, votre passeport ! » « Oui Mademoiselle, il est encore valable pour un visa, mais si j’en veux deux, c’est cuit ! » Je lui dis « Mademoiselle », car ça la rajeunit, et j’ai vu qu’elle n’a aucune bague. Et puis ça fait toujours plaisir aux rombières de son acabit quand on les prend pour des jeunes filles ! Mais « le castor » ne se laisse pas rouler dans la farine elle ne se radoucit pas et me dit, en étant sûre de me prendre en faute : « Vous avez un justificatif de domicile ? » Comment aurais-je un justificatif de domicile à dix mille kilomètres de chez moi ? Je lui dis que c’est une prorogation et non un renouvellement de passeport, que mon passeport étant encore valable six ans… « Non Monsieur, il vous faut un justificatif de domicile. Vous n’avez pas lu les formalités ? » « Bon, Madame (du coup je la vieillis un peu, pour me venger) ça n’a pas d’importance, vous avez raison, mon passeport n’est pas encore plein, il est toujours valable, et je vous remercie en vous demandant de bien vouloir m’excuser pour le dérangement occasionné ! » Et je reprends mon passeport, et je sors de son gîte. Je pense qu’elle a téléphoné en bas, à la réception, car le responsable me conseille de donner l’adresse de mon épouse en Thaïlande, ou de contacter la mairie de mon village pour obtenir un justificatif. Bah ! je laisse tomber, j’ai déjà eu affaire à l’ambassade lorsque nous nous sommes mariés, et tout ce que je vais gagner, c’est d’être coincé à Bangkok sans passeport. L’après-midi, nous prenons le train pour Ayutthaya, encore un train gratuit pour Amnoay, et seulement vingt bahts pour moi (cinquante-cinq de nos centimes). En ce moment, les bus dans Bangkok et de nombreux trains sont gratuits, Amnoay prétend que c’est un cadeau pour la mort du roi… Les choses sont tellement bizarres ici que ça ne m’étonnerait pas ! Nous voyageons dans le bar du train. Pour avoir le droit de voyager dans ce wagon, il suffit d’acheter une boisson. Je m’en sors avec une cannette de café à vingt bahts. Les deux sièges se faisant face, de chaque côté de la petite table, sont en bois verni. C’est beau, très rustique, mais nous sommes contents de ne pas avoir à y rester plus d’une heure et demie, car c’est vraiment inconfortable ! Le soir, nous allons au marché Huaro, au bord de l’eau. On y trouve toutes sortes de restaurants en plein air, de stands de nourriture, et je remarque que la plupart des commerçants sont des femmes portant le foulard. Ce sont des musulmanes récemment converties à l’islam. Il y avait, jusqu’à présent, une faible proportion de la population de confession musulmane dans le sud du pays. Aujourd’hui, on a bâti de nombreuses mosquées un peu partout dans le pays pour calmer les « rebelles » du sud et de ce fait, le prosélytisme aidant, les musulmans sont de plus en plus nombreux. Ajoutons à cela que si les bouddhistes acceptent de se convertir, ils ont droit à des aides de toutes sortes avec des capitaux venant peut-être d’Arabie Saoudite ou de quelques pays du Golfe Persique. Cela n’a pas empêché Bangkok d’être touché par un attentat qui a fait plus de quarante victimes, mais à propos de ce problème, les médias (c’est-à-dire la junte au pouvoir) se montrent très discrets.
Jeudi 5 janvier 2017. Ayutthaya - Surin. Nous nous rendons à la gare en touk-touk pour prendre le train de huit heures vingt-cinq qui arrivera à Surin à trois heures, si tout va bien. J’aime bien les petits touk-touk d’Ayutthaya, ils ressemblent un peu à des grenouilles tristes. Ils sont plus grands et plus confortables que ceux de Bangkok, et aussi moins bruyants. La cabine du chauffeur est fermée et on conduit avec un volant et non pas un guidon comme ceux des autres villes. Ils sont de toutes les couleurs, certains sont artistiquement décorés avec des représentations des temples de la ville. On dirait un peu des voitures de fêtes foraines, et j’ai toujours l’impression que je monte dans un manège quand je m’assieds sur la petite banquette de ce drôle de véhicule. Dans le train, nous avons de la place pour étendre nos jambes, car aujourd’hui, cinq janvier les ouvriers ont repris leur travail, les gens partis en province ont regagné leurs pénates, et tout est redevenu calme. J’ai chaud, je somnole, je n’ai pas faim et c’est bien dommage, car toutes sortes de nourritures défilent sans arrêt dans la travée. Les marchands et les marchandes se suivent en vantant la qualité de leur produit. Ils descendent à une gare, reviennent avec un autre train, ce qui fait qu’il y a un renouvellement constant de victuailles vendues ! À un moment, le train s’est arrêté en rase campagne et a commencé une marche arrière plutôt inhabituelle. Je me penche un peu à l’extérieur, et je vois des têtes à toutes les fenêtres. Je ne suis pas le seul à être intrigué. Et on recule sur trois cents mètres, jusqu’à une petite gare. Sur le quai désert, le chef de gare agite un drapeau rouge, et on recule, lentement, et quand les wagons de queue arrivent à hauteur du quai, le train s’arrête. Le drapeau devient vert le train klaxonne longuement et repart… Personne n’est monté ni descendu, mais il vaut mieux ne pas oublier de s’arrêter à une gare, d’abord parce que nous sommes sur une voie unique, qu’on ne plaisante pas avec la « feuille de route », et ensuite parce que ça vexe le chef de gare ! Nous arrivons à Surin presque à l'heure prévue, avec seulement dix minutes de retard !
Du vendredi 6 au lundi 9 janvier 2017. Surin. Que fais-je quand je reste à la maison ? C’est tout simple : le matin, je fais une petite promenade à bicyclette parmi les rizières moissonnées, c’est-à-dire dans une campagne desséchée de couleur jaune ou brune. Autant le décor est coloré et attrayant à la saison des pluies, autant il est sans intérêt en ce moment. Tout paraît sale et poussiéreux, même les petites vaches faméliques qui broutent les quelques tiges de paille de riz qui sortent encore de la boue desséchée. À midi, je mange au petit restaurant installé à côté de chez nous. J’ai le choix entre différentes soupes de nouilles ou de riz, entre du khao phad, ce délicieux riz frit, ou même quelques brochettes. Si nous n’allons pas au restau de la voisine, Amnoay va acheter un poisson frit ou du poulet rôti. L’après-midi, la chaleur m’enlève toute énergie et surtout toute motivation. Je m’abandonne à ma flemme, je me vautre dans ma léthargie, et, dans ma chaise longue, je m’endors sur un bouquin qui ne parvient pas à me captiver. Je ne regarde jamais la télévision, sauf parfois les matches de boxe thaï du dimanche. La télé ? C’est l’instrument le plus abrutissant du pays. On a le choix entre plusieurs dizaines de chaînes toutes aussi idiotes les unes que les autres. Dès le matin, aux infos qui durent environ trois heures, on nous montre le cambrioleur qui explique, sur les lieux de son délit comment il a réussi à pénétrer dans le local où il a dérobé toutes sortes d’objets qui sont exposés devant lui dans le poste de police. On a droit aussi à la flaque de sang ou au cadavre de la victime d’un assassinat, à la voiture pulvérisée par le train ou au motocycliste les bras en croix sur l’asphalte d’une avenue. En ce moment, les images des inondations de la région du sud (Surathani) tournent en boucle : les gens pataugeant dans la rue inondée, les familles réfugiées dans leur maison construite sur pilotis, comme de nombreuses habitations, les voitures partant à la dérive dans un torrent fougueux… On nous montre aussi les gentils militaires distribuant de la nourriture ou des bouteilles d’eau. Les journalistes questionnent des sinistrés qui récitent le texte consciencieusement appris, n’oubliant pas de remercier les gentils militaires ! Si l’on parle des événements de Syrie ou ds problèmes d’autres pays, c’est vraiment en quelques secondes ! À huit heures, c’est l’hymne national. L’autre jour, à Bangkok, je descendais les escaliers de la station de métro Saphan Taksim quand soudain, tout le monde se figea en une fraction de seconde. Les passagers restèrent sur la marche où ils venaient de poser le pied, dans une immobilité totale. On aurait dit un arrêt sur l’image dans un film ! Je n’avais pas prêté attention à une musique qu’on percevait à peine : l’hymne national. Avec un léger temps de retard, je me figeais au gade à vous, de façon à ne choquer personne. Dès que la musique s’arrêta, la foule retrouva vie et la station son animation coutumière ! Puis, pour revenir à la télé, au cours du reste de la journée, on a droit à des pièces de théâtre d’un comique si lourd que je suppose que les spectateurs sont punis s’ils ne rient pas. Car tout le monde est plié en quatre. C’est souvent la tarte à la crème en pleine poire, ou le transsexuel qui s’empêtre dans le tapis et tombe en se roulant par terre… Quand il y a des jeux culturels, il faut deviner quelle est la capitale du Mexique ou du Guatemala, combien il y a de dents sur la mâchoire à Jean ou combien font onze fois douze… Et voilà dix-huit heures et à nouveau l’hymne national. Ce qui m’étonne, c’est que le clip n’a pas été renouvelé, on voit donc encore le Roi disparu en octobre saluer la foule… Un peu comme s’ils ne voulaient pas admettre sa disparition. Personne n’a osé proposer un nouveau clip avec le nouveau Roi (son fils). Puis, sur toutes les chaînes, il y a le quart d’heure du premier ministre. On n’a pas le choix, c’est la même chose sur toutes les chaînes de télévision. Ce premier ministre ressemble étrangement à François Fillon, il a le même air enjoué, la même tête ! Et ensuite, on a le choix, suivant la chaîne entre un film où les gens se disputent, où la femme trompée pleure dans les bras de son futur amant, entre le film chinois où tout vole, même les chevaux, ou alors on a quelques jeux où on départage des chanteurs qui miaulent dans un micro. Toutes ces émissions, sauf le quart d’heure de propagande, sont hachées par des publicités qui tombent sans préambule. À tel point que lorsqu’on est captivé par l’action d’une course poursuite, on plane soudain dans un nuage… de mousse de la super lessive « bricks » ! Heureusement que j’ai Internet où je peux lire la presse française.
Mardi 10 janvier 2017. Surin – Tha Toum. 66 km. Une bonne température de vingt-quatre degrés un soleil radieux, un petit vent sympathique… C’est l’idéal pour partir en vélo. Pourtant, je ne suis pas motivé. Je suis blasé ! J’ai l’intention de me rendre au Laos pour renouveler mon visa thaï, et je connais déjà la route puisque j’y suis allé l’an passé. Il y a un peu moins de trois cents kilomètres que je vais parcourir tranquillement en quatre jours. Je pars à huit heures et la circulation est assez dense dans la ville de Surin. Tout le monde va au marché, soit pour vendre, soit pour acheter. Je remarque avec satisfaction que les automobilistes respectent davantage les cyclistes qu’auparavant. Sur la route étroite et fréquentée où j’étais un peu inquiet l’an passé, des travaux sont en cours pour élargir. De ce fait, j’ai tout un bas-côté de la largeur de deux voies pour moi tout seul. Je m’arrête au temple que j’avais visité l’an passé, et l’immense bouddha de ciment ne devrait pas tarder à prendre une belle couleur dorée. Les ouvriers travaillent avec des échafaudages en bambou. J’arrive à Tha Toum sans trop de problèmes à onze heures et demie, et il commence à faire chaud ! (33°) Je vais au même hôtel que l’an dernier, dans la même chambre, je vais au même restaurant le soir et le patron me reconnaît et se souvient que j’avais pris un riz frit aux crevettes avec une bière Chang ! J’ai donc là aussi le même menu que l’an dernier !
Mercredi 11 janvier 2017. Tha Toum – Yasothon. (90 km) La journée commence bien, car le ciel est couvert et bien que le thermomètre affiche déjà vingt-sept degrés lorsque je prends la route, j’ai une délicieuse sensation de fraîcheur. La route est bonne, le vent presque favorable, mais le paysage toujours aussi monotone. Je dois avouer d’ailleurs que je roule sans jeter un œil au décor. Je fixe la route, dix mètres devant moi, de façon à éviter les tessons de bouteilles ou les divers objets jonchant parfois le sol. Alors, bien entendu, le voyage semble monotone, les kilomètres défilent lentement, et j’ai tendance à forcer l’allure pour arriver le plus tôt possible. Les cyclistes ne sont pas nombreux : je n’en vois pas un, à part quelque paysan avançant tellement lentement que son équilibre en devient précaire ! Par contre, les motocyclistes sont les plus dangereux. Ils me frôlent, ils arrivent sur la bande d’urgences à contre-sens, m’obligeant à me déporter sur la chaussée pour les croiser. En toute logique, ils devraient me laisser serrer le long du bas côté, puisque roulant à contre-sens, ils voient les véhicules arrivant dans mon dos, mais non ! Ils me forcent à me déporter sur la chaussée ! Dix heures, voilà que le soleil fait son apparition. Aussitôt, je suis dans un four avec l’asphalte qui renvoie la chaleur et le soleil qui me brûle. Sur le bas-côté, une petite cabane bancale couverte d’un petit toit de paille contient des merveilles, un trésor : des noix de coco ! Et la vendeuse qui se trouve là, coiffée de son chapeau de paille, me propose une petite poche en plastique contenant du lait et un peu de pulpe de noix de coco. Elle sort son trésor d’une glacière, fait un trou dans la petite poche avec une paille et me tend cette boisson délicieuse. Je fais une razzia dans sa glacière, je remplis même le bidon du VTT. Quand je reprends la route, je me sens nettement mieux. Le breuvage est, en plus, sucré avec du jus de canne ! Il n’y a certainement pas mieux comme boisson reconstituante ! Six kilomètres avant Sawanaphum, je passe un petit moment dans un temple fréquenté par des nuées de macaques qui vont jusqu’à traverser la grande route parmi la circulation. Ils ne se font pratiquement jamais écraser, car les usagers font tout pour les éviter. Le serpent, le singe et l’éléphant sont des animaux sacrés. Les tuer porte malheur ! (Au fait, si je suis davantage « respecté » sur la route, ne serait-ce pas, tout bonnement parce qu’en prenant de l’âge, ma face devient simiesque ?) Le ciel est d’un bleu profond, constellé de gros nuages blancs qui paraissent étincelants et qui sont aussi utiles, pour moi, qu’un bon parasol. Alors, lorsque je remarque que l’ombre avance dans la même direction que moi, sur la route, j’accélère un peu pour rester sous la protection du nuage. Et puis ça me flatte, j’en déduis que le ciel me vient en aide ! J’arrive à Yasothon rôti, cuit, rouge comme une merguez, avec les bras et les jambes rôtis ! Je vais à l’hôtel « Green park », comme l’an dernier, mais j’ai une chambre au premier étage. Comme ma bicyclette ne saurait me laisser seul, elle dort avec moi, toutes les nuits. Il me faut donc monter l’escalier avec mon vélo sous le bras dans un hôtel assez « sélect ». En haut de l’escalier, en tournant dans le couloir, je tombe sur une femme de ménage qui reste coite, me regardant avec des yeux en phares d’auto. Je fais drelin-drelin avec ma sonnette, j’ouvre la porte de ma chambre et je la laisse penser que les étrangers sont des gens bien singuliers !
Jeudi 12 janvier 2017. Yasothon – Laem Nok Tha. (70 km) Ce matin, je me sens un peu flasque. Les quatre-vingt-dix kilomètres d’hier m’ont usé. Alors je décide de me doper. Oh pas comme un pro, pas à l’insu de mon plein gré, non, en toute connaissance de cause ! J’achète une petite fiole de Lipovitan, un produit énergétique. J’avais montré l’étiquette à un médecin en France et il m’avait dit qu’il y a trois produits interdits par les contrôles antidopage : caféine, vitamine C et un autre excitant. Les Thaïs font une consommation irraisonnée de ce genre de produits. On trouve le Lipovitan, le M150, le Carabao deng, et le Crating deng, connu chez nous sous le nom de Red Bull. D'ailleurs, le Red Bull est un produit thaïlandais. Les chauffeurs de poids lourds ou de bus consomment énormément de ces produits, et certains le payent avec des problèmes cardiaques, souvent mortels. Les ivrognes de villages mélangent ces produits avec leur alcool de riz local allongé d’un peu d’eau gazeuse… en ce qui me concerne, je me contente d’un dopage léger ! Je prends une route secondaire un peu moins fréquentée et parmi les forêts d’hévéas. Les arbres sont bien alignés, chacun supportant son petit pot placé sous la blessure d’où coule un sang blanc. Les saigneurs ont vidé les pots et déposé la demi-sphère de latex coagulé au pied de chaque hévéa. Les gens qui font ce travail vivent dans des conditions précaires, dans des cabanes dans la forêt, ils ont toujours été mal payés, et la baisse du prix du latex n’arrange rien. Les derniers kilomètres sous la chaleur, entre dix heures et midi, me paraissent interminables. À Laem Nok Tha, je me rends à l’hôtel « Pudin », comme l’an dernier, sur la place du marché. L’immense halle est presque déserte. Le marché commence à une heure du matin et finit à neuf heures. Nous sommes ici en pleine région agricole et les paysans vont vendre ou acheter leurs produits avant de commencer leur travail dans les champs.
Vendredi 13 janvier 2017. Laem Nok Tha – Mukdahan (53 km) Je pars à sept heures trente, avant que la chaleur ne vienne rendre le voyage difficile. De petites gouttes, comme des picotements glacés viennent tomber sur les bras et mes jambes sans même mouiller mes lunettes. La route est sèche, et je pense que les gouttes elles-mêmes ont séché avant d’arriver au sol. Il pleut des gouttes déshydratées ! La route est large, parfois bordée de forêts, mais le vent contraire rend la progression difficile. La région est légèrement vallonnée, mais on ne s’en rend pas compte, car c’est tout le paysage qui penche une plaine infinie en pente ! Je me demande parfois ce que je viens faire dans cette galère, il n’y a même pas de noix de coco pour me redonner la vigueur qui me manque. Je m’arrête dans une forêt classée parc national, et je reste un moment à observer un employé qui balaye des feuilles tombées sous les arbres. Il y aurait de quoi faire un film comique, car balayer des feuilles quand il y a du vent… Le brave homme fait ça pour la beauté du geste, c’est tout. Je m’amuse, mais moi aussi, je fais des efforts totalement inutiles vu que des cars climatisés me doublent sans arrêt ! Une dernière montée, et me voilà à Mukdahan. Je vais à l’hôtel Hua Nam, et je pars traîner dans la rue devant le Marché Indochine. C’est un lieu d’approvisionnement pour les Laotiens, on retrouve la même chose dans toutes les villes frontalières. Le soir je mange mon canard, une grande portion, sur le marché de nuit. Je suis si fatigué que je reviens aussitôt à l’hôtel. J’achète tout de même un petit flanc aux œufs et carré gélatineux à la noix de coco que je vais manger en cachette, tout seul dans ma chambre !
Samedi 14 janvier2017. Mukdahan – Savannakhet (Laos) (18 km) Je profite au maximum de ma chambre confortable, de TV 5 Monde jusqu’à onze heures, puis je pars vers le « pont de l’amitié », cet énorme ouvrage de près de trois kilomètres de long enjambant le Mékong et permettant d’aller au Laos. J’ai connu l’époque où il fallait traverser le fleuve dans une barque métallique qui n’inspirait guère confiance, surtout à la saison des pluies quand on devait faire du slalom entre les troncs d’arbres épars qui filaient dans l’eau boueuse, entraînés par le courant ! Il y a de cela 25 ans, on ne voyait, sur la rive laotienne que des bosquets touffus, surmontés du panache en étoile de quelques cocotiers et quelques rares bâtiments aux toits de tôle rouillés. On passait de la vie animée de la ville thaïlandaise de Mukdahan à une zone paisible, presque en dehors du temps ! Aujourd’hui, les deux rives sont constellées d’immeubles blancs, à peine plus hauts que les rares cocotiers qui ont survécu à l’urbanisation de ces cités frontalières. Je longe la rive droite du Mékong, du côté thaï, sur sept ou huit kilomètres par une petite route bordée de villas plus ou moins cossues et de boutiques ou de dépôts de marchandises. Je m’arrête pour manger une soupe de nouilles, car c’est bien meilleur, à mon goût en Thaïlande. Je paye moins d’un euro ! Le marchand me raconte qu’au Laos, c’est plus du double, que la vie est devenue très chère là-bas, de l’autre côté du fleuve. Ça, je le savais déjà, car tout est importé de Thaïlande et, de plus en plus, de Chine ! J’arrive au poste frontière thaï, mon passeport est visé juste le temps d’y apposer un tampon et de vérifier sur l’ordinateur, si je n’ai pas fait de bêtise dans le pays ! Si je n’ai pas payé un hôtel, si j’ai dit des vilaines choses sur des gens respectables, si j’ai été signalé pour une raison ou une autre, l’ordinateur me dénoncera ! D’accord, je suis un gentil garçon, on me laisse passer, mais on ne m’autorise pas à traverser le pont à bicyclette. Le chauffeur du car-navette ne peut pas me prendre, car il est complet. Il hésite un peu devant mon petit billet rose de cent bahts, mais finalement il part sans moi. C’est alors qu’une employée des douanes me dit de voir le chauffeur de bus allant de l’autre côté, au Casino. Je me retrouve, comme l’an dernier, dans le car des joueurs qui vont jeter leurs dernières économies sur le tapis vert. Au poste frontière laotien, ça va aussi vite qu’en Thaïlande, et me voilà à Savannakhet ! Ici, on roule à droite, mais si j’oublie et que je pars à gauche, comme en Thaïlande, ce n’est pas grave, car en réalité, on roule où il y a de la place ! Les motos vont lentement, les voitures klaxonnent pour se frayer un passage, les deux roues vont en sens interdit, ne marquent aucun stop, passent parfois au feu rouge. Je vais à Nogsoda Guest House, comme d’habitude, et j’ai une grande chambre climatisée pour cent mille kips. Ça peut paraître cher, mais en réalité ce n’est que dix euros ! Le soir, je vais manger au Xok Xay, sur la place du marché de nuit, près de l’église catholique. Je rencontre un couple de Français avec une charmante petite fille de cinq ans. Ils voyagent en camping-car. Ils ont amené leur véhicule par bateau jusqu’à la Malaisie, ils sont passés en Thaïlande (grâce au carnet de passage en douane), sans aucun problème, puis ils sont arrivés au Laos, mais ils ont besoin de revenir en Thaïlande pour repartir de Malaisie en bateau. Et voilà qu’ils apprennent que la circulation des camping-cars est dorénavant interdite en Thaïlande ! Une loi, parmi tant d’autres, vient de passer. Cela illustre bien le climat actuel avec des gens au gouvernement qui font ce que bon leur semble, même si ce n’est pas toujours bon ! Le gouvernement militaire doit avoir une bonne raison pour interdire la circulation des camping-cars, au demeurant extrêmement rares, car je n’en vois jamais sur la route !
Dimanche 15 janvier 2017. Savannakhet (17 km) Je n’ai rien à faire aujourd’hui, dans cette ville sans caractère et sans intérêt, qu’à attendre demain que l’ambassade de Thaïlande ouvre. Alors, j’attends en faisant des zigzagues avec mon vélo dans les rues et en m’adonnant à une sieste comateuse. Je suis un peu fatigué, je vais me refaire une santé ! Le soir, un vent doux souffle sur la ville, alors au Xok Xay, je mange à l’intérieur, un succulent poulet au curry arrosé d’une grande bouteille de bière (630 ml).
Lundi 16 janvier 2017. Savannakhet (16 km) Il me faut aller à l’ambassade de Thaïlande. Quand j’arrive, à l’heure de l’ouverture (c’est marqué sur la plaque : 8H30) il n’y a que quatre personnes, attendant dans la rue. Il nous faut rester en plein soleil jusqu’à neuf heures pour voir enfin la porte s’ouvrir. Il y a alors une bonne quarantaine de personnes. Le premier qui se présente au guichet se voit le visa refusé : il lui manque un papier. Il n’est pas très content, le monsieur. Le deuxième, je le vois discuter, parlementer… Même chose : il lui manque un document ! Le troisième n’a pas de justificatif de sa banque : pas de visa ! Il n’est pas très content, lui non plus, mais il ne le montre pas. Le quatrième n’a pas non plus tous les documents demandés. Quant à moi, le monsieur veut savoir pourquoi je veux rester deux mois en Thaïlande. Je lui dis que j’ai une maison à Surin et que ma femme est Thaïlandaise. Ah parfait ! Alors, il veut voir mon contrat de mariage. Je lui dis que je l’ai laissé dans le tiroir du buffet, chez moi, alors il veut voir la copie du billet d’avion… Bon, je comprends très bien que, quel que soit le document que je présente, il en manquera toujours un… alors, je fais comme à l’ambassade de France, je remercie poliment et je m’en vais. Je ne sais pas pour le reste de la file, mais en ce qui concerne les deux personnes derrière moi : une Américaine qui enseigne à Bangkok et un Français, il leur manquait aussi quelque chose. Échec à l’ambassade de France le trois janvier, à celle de Thaïlande le dix-sept, je vais finir par être totalement allergique à ces petits gratte-papiers qui se donnent de l’importance en faisant du zèle. Que ce soient les Français ou les Thaïlandais, ils sont certainement aigris d’être « expatriés » ! Je ne cherche même pas à me procurer la copie du titre de voyage, car je peux très bien revenir en Thaïlande demain et j’aurai une autorisation de séjour de trente jours, ensuite j’irai passer un jour ou deux au Cambodge. L’après-midi, il fait chaud, je pense à tous ces malheureux qui fuient l’horreur, qui n’ont plus de maison, qui n’ont pas d’abri, qui meurent de froid dans l’indifférence égoïste de gens bien habillés qui s’inquiètent car l’interdiction du cumul des mandats leur ferait perdre de l’argent. Alors, je regarde couler le Mékong, juste devant mon hôtel, et je me dis que les Laotiens vivent encore au rythme des flots qui glissent lentement, presque insidieusement. Ici, ils ne savent même pas qu’il y a des guerres dans le monde, ils ont eu leur compte, leur piste Ho Chi Minh et leur plaine des jarres ! Ils ont reçu plus de bombes qu’on en a déversé sur le monde entier durant la Seconde Guerre mondiale, et aujourd’hui, non seulement ils sont en paix, mais la plupart vivent mieux que leurs parents ! Alors, on trouve chez ces gens, une envie de vivre, de rire, de profiter, de s’amuser. Le comportement dans la circulation est un exemple de cette nonchalance. On roule où on peut, où on veut ; on ne crie pas après celui qui fait des bêtises, car on vient d’en faire soi-même et on en fera d’autres dans quelques instants. Pour ce qui est du code de circulation, c’est la « technique de l’évitement », et ça fonctionne assez bien, car il n’y a pas beaucoup de bousculades !
Mardi 17 janvier 2017. Savannakhet – Mukdahan (23 km) Je quitte le Laos en fin de matinée. Il n’y a pas grand monde à la frontière. Les Laotiens sont toujours aussi « relax ». Ici, on s’intéresse davantage à mon vélo qu’à mon passeport ! Après avoir fait viser mon passeport, je passe par le parking des bus, et je me dirige vers la dernière barrière, juste avant le pont. Personne ne se manifeste, reste à convaincre le « portier ». Il sort de sa guérite et ne me fait aucune difficulté : il me laisse m’engager sur le pont. C’est gagné ! Je roule bien sagement sur le trottoir et les dalles de béton claquent sous mes roues. C’est impressionnant, j’espère qu’elles sont bien fixées, car je n’aimerais pas faire un plongeon dans le Mékong du haut du pont suspendu ! J’espère que du côté thaïlandais, personne ne va me voir arriver, car pour eux, bien qu’aucun panneau ne le stipule, la circulation des cyclistes sur le pont est formellement interdite ! Le jour où il y aura un gros trafic et beaucoup de véhicules entre les deux pays, il y aura des embouteillages, car il n’y a que deux voies étroites, et pas de bande d’urgences. Ce « pont de l’amitié » bien que récent, est déjà dépassé ! J’arrive au poste frontière thaï. Personne ne me voit arriver du Laos en vélo, ou plus exactement tout le monde fait semblant de ne pas me voir ! Je suis un peu inquiet, car les lois changent sans arrêt en Thaïlande, et je ne sais pas si l’on va me donner un permis de séjour de quinze ou de trente jours. J’ai droit à trente jours, ça me soulage, car il me suffira de faire une petite incursion au Cambodge ou au Laos à nouveau pour avoir un autre permis d’un mois. Sur la petite route tranquille qui longe le fleuve, je m »arrête toujours chez le même marchand de soupe de nouilles, et je me régale. La nourriture thaï est davantage à mon goût que la nourriture laotienne qui est beaucoup plus « rustique ». Au Laos, on mange pour calmer sa faim, alors que le côté hédoniste des Thaïs les pousse à mitonner de succulents petits plats avec des ingrédients qui ne sont rajoutés que pour rendre les plats agréables. Je retrouve mon hôtel (Huanam) et la télé avec la chaîne française ; « TV5 Monde ». Les infos de « télé matin » et question pour un champion me laissent croire, l’espace d’un instant, que je suis « chez moi », et quand je vois les Français glissant sur les trottoirs verglacés, bloqués en montagne par des congères ou des coulées de neige, je me dis que, même s’il fait parfois un peu trop chaud, je ne suis pas mal du tout « sous les tropiques » ! Le soir, un petit air frais rend l’atmosphère respirable. Je me rends au marché de nuit, mais mon marchand de canard rôti n’a pas amené sa cuisine roulante. Je me rabats sur un plat de poulet bouilli, sur une assiette de riz servi avec un petit bol du bouillon dans lequel la viande a cuit. Je rajoute quelques sauces posées sur la table : du jus de poisson fermenté, de la sauce de soja, un peu de vinaigre d’orange dans lequel macèrent des petites rondelles de piments, et l’inévitable pincée de sucre en poudre. Je suis allé acheter ma bière au « 7-eleven » du coin… Après le repas, je reviens chez la vendeuse de flancs aux œufs, et je lui achète aussi des petites boules ressemblant à du nougat mou et couvertes de noix de coco râpée. Parfois je me dis que ceux qui croient que le bonheur est au fond du cœur se trompent lamentablement. Le bonheur, il est au creux de l’estomac !
Mercredi 18 janvier 2017. Mukdahan – Loem Nok Tha (55 km) Je pars à sept heures, car si je n’ai qu’une cinquantaine de kilomètres à faire, je sais aussi que la route n’est pas toute plate. Monter et descendre des petits « tape-culs », c’est très désagréable en pleine chaleur. Quand j’arrive à Loem Nok Tha, il fait déjà presque chaud. Je pars me réfugier dans « mon » hôtel habituel (Pudin), en me jurant de profiter de la piscine l’après-midi. Hé bien je devrais avoir honte, mais j’ai plutôt choisi de faire la sieste. En fin d’après-midi je me promène un peu autour de la place du marché de nuit. La halle est déserte à cette heure, et je remarque, sur les étals qui vont à nouveau présenter leurs marchandises, des paniers contenant des récipients en aluminium, des balances, des outils nécessaires au commerce. Ici, personne ne met sous clé ses outils de travail. Les marchandises sont protégées par des grillages cadenassés, mais les outils, on les laisse sur l’étal. Cela veut dire que les voleurs ne dérobent pas ce qui est vital pour le commerçant. On chiperait bien quelques vêtements ou quelques paquets de nouilles, de biscuits ou de riz, mais ce qui permet au marchand de gagner sa vie, on n’y touche pas, c’est sacré ! Quel merveilleux pays où les gens malhonnêtes ont une bonne moralité !
Jeudi 19 janvier 2017. Loem Nok Tha - Yasothon (69 km) Je quitte ma chambre à regret, car peut-être que si je restais, aujourd’hui, je profiterais de la piscine de l’hôtel… Je pars au lever du soleil, à 6 h 45. J’ai presque froid, il fait 25° ! Le vent me pousse, je roule presque à quarante à l’heure, et je m’ennuie dans un décor d’une monotonie désolante. Les vingt derniers kilomètres me semblent interminables, mais ça, c’est tous les jours ! que je fasse quarante, soixante, quatre-vingts ou cent kilomètres, ce sont toujours les vingt derniers les plus longs. C’est ce qu’on appelle « sentir l’écurie » ! J’arrive à Yasothon à dix heures, juste quand la route commence à devenir brûlante. En début d’après-midi, je vais manger dans un endroit idyllique. Dans un terrain vague arboré, des tables ont été installées à l’ombre un couple quadragénaire a amené une de ces cuisines roulantes qu’on trouve au bord des avenues, et on peut manger de délicieuses soupes de nouilles. Encore une fois, c’est « la débrouille », on squatte jusqu’au moment où quelqu’un viendra déloger ce restaurant « sauvage » qui rend bien service à tout le monde ! Le soir, je vais dîner au restaurant de l’hôtel. C’est une immense salle meublée de chaises recouvertes de housses blanches les faisant ressembler à des fantômes. Il y a juste une table de cinq convives dans ce qui ressemblerait presque à un hall de gare. Je commande un riz frit et juste au moment où je commence à dîner, des hurlements sauvages résonnent dans cet endroit auparavant si calme. Un olibrius boiteux, coiffé d’un petit chapeau tyrolien fait son entrée. Je ne sais pas s’il est tordu de nature ou s’il est un peu penché à cause d’un apéro un peu « musclé ». Il est suivi de six personnes aussi bruyantes que lui. Ils connaissent les gens si calmes qui étaient déjà installés à une table. Alors, voilà que tout le monde se met à brailler, les femmes à caqueter et à jacasser, et je suis content, car il y a quelques instants l’endroit semblait sinistre. Un homme vêtu d’un costume sombre s’installe au piano installé sur une estrade. Avec de tels sauvages dans la salle, je ne vois pas ce qu’il va bien pouvoir jouer ? Certainement pas « rêverie » de Schumann, ni des préludes de Chopin ! Un homme vêtu comme un ouvrier agricole monte aussi sur l’estrade… certainement pour effectuer quelques réglages… Mais non, il s’empare d’un micro, échange quelques consignes avec le pianiste, et le voilà qui entame quelques vocalises… Mais non ! Il doit chanter, car tout le monde hurle son bonheur et applaudit, une femme se lève et commence à onduler, les bras en croix, les mains frémissantes comme des papillons blessés. Alors, le chanteur, rassuré par son succès force un peu la voix, et on dirait les miaulements d’un chat en rut, puis les hurlements d’un coyote affamé. Le pianiste a programmé une musique guimauve sur l’orgue électronique et les quelques notes qu’il frappe sur son clavier tombent comme des cailloux sur un toit de tôle. Et les spectateurs s’agitent, se trémoussent, clabaudent en frappant dans leurs mains. Je me dis que je n’y connais rien et que ce chanteur à la tessiture de voix si étendue doit être un artiste. Quand il a terminé, des femmes se précipitent pour lui offrir une rose à laquelle elles ont pris soin de fixer un petit billet de cinquante bahts. Moi, j’en profite pour m’éclipser discrètement.
Vendredi 20 janvier 2017. Yasothon – Tha Tum (91 km) C’est curieux comme on peut avoir froid quand il ne fait que vingt-quatre degrés ! Mais c’est bien agréable, et j’aimerais que le soleil se montre aimable ! Le vent vient du nord-est, il apporte de la fraîcheur du Vietnam, et il me pousse légèrement. Je ne jette même pas un regard vers le décor dans lequel je pédale, car c’est d’une monotonie consternante, et je préfère surveiller la route de façon à ne pas rouler sur des débris de verre. Je m’arrête à un de ces superbes étalages de melons et de pastèques, juste pour le plaisir de raconter quelques histoires avec la marchande. Elle me raconte que les cucurbitacées viennent des champs cultivés par la famille, et qu’elle préfère, évidemment, vendre sur les marchés ou au bord de la route, qu’à la coopérative. Sa famille ne cultive plus qu’un peu de riz pour la consommation familiale, car, bien que le cours du riz soit en nette progression, on le leur paye de moins en moins bien ! La Thaïlande, premier producteur d’un riz de très bonne qualité, voit de plus en plus ses agriculteurs abandonner la riziculture pour cultiver des légumes, de la canne à sucre ou même, malheureusement de ces horribles palmiers à huile avec lesquels on fait cette huile de palme dont la consommation est de plus en plus déconseillée ! La marchande est très aimable, elle ouvre un petit melon blanc et m’offre une tranche. La chair est juteuse, mais loin d’être savoureuse comme nos petits melons de Cavaillon. Je pense qu’avec un peu de porto, on arriverait à peine à avoir quelque chose de potable ! Par contre, les grosses pastèques vertes sont succulentes, juteuses, sucrées, goûteuses ! Aujourd’hui encore, je me suis « dopé » au Lipovitan, car l’étape est longue : vitamine C, caféine, codéine et je ne sais quel produit « déconseillé » ; il ne me manque qu’un petit moteur dans le vélo pour être « aux normes » pour participer au Tour ! quand j’arrive à Tha Tum, juste avant midi, je ne suis pas fatigué, mais j’ai faim. J’en déduis que quand on prend du melon au porto, ce n’est pas le porto, mais bien le melon qui ouvre l’appétit !
Samedi 21 Janvier 2017. Tha Tum – Surin (62 km) Dernière étape, je sens venir l’écurie. Aujourd’hui, pas de vent, pas trop de circulation, des travaux sur vingt kilomètres, ce qui me permet, comme à l’aller, de rouler sur une large portion de route rien que pour moi ! Je suis sur un vélodrome, et quand j’arrive à Surin, à neuf heures et demie, j’ai fait un honnête vingt-cinq de moyenne, et je ne suis pas fatigué !
Du 22 janvier au 7 février 2017. Le Roi est mort, vive le Roi. En octobre dernier, le Roi de Thaïlande, après soixante-dix ans de règne, est mort des suites d’une longue maladie dont il était interdit de dire le nom. Peut-être la maladie de Parkinson, peut-être une tumeur au cerveau… Donner des nouvelles de la santé du Roi l’aurait ramené au niveau du commun des mortels. Les Thaïlandais n’en parlaient pas en société, mais en famille, ils se posaient des questions. Le Roi, la plupart des gens l’aimaient comme un membre de la famille et le respectaient comme ils respectent ces vieux bonzes qu’on retrouve statufiés et vénérés comme des bouddhas après leur mort. La Thaïlande est une monarchie constitutionnelle, et il faut dire que le Roi avait réglé bien des problèmes lors des nombreux coups d’État, allant même jusqu’à demander à un chef de l’armée ayant tenté de prendre le pouvoir de s’exiler. Lors des deux derniers coups d’État, ces dix dernières années, il a perdu de son prestige en soutenant la junte militaire après sa prise de pouvoir. Mais était-ce bien lui qui prenait alors les décisions ? Personnellement, il me semblait bien sympathique, avec son Nikon en bandoulière, et ses discours étaient toujours des paroles de paix (du temps où il pouvait parler). Il jouait de la trompette et surtout du saxophone. Le premier journaliste qui avait divulgué cette information avait connu pendant quelque temps, la moiteur des geôles du pays. Dire que le Roi jouait de la musique était le ramener au niveau d’un vulgaire trouvère. Depuis, on a appris que Sa Majesté était aussi compositeur de musique de jazz, un peu guimauve, mais aussi paisible que sa personnalité. On trouve les disques de sa musique dans le commerce. Je ne porterai pas de jugement sur le prince héritier, son fils sexagénaire qui vient de s’asseoir, sans grande conviction semble-t-il, sur le trône. Le pays est en deuil pendant une année. Tous les bâtiments officiels, écoles, gares, postes… sont cernés par un calicot noir et blanc, toutes les personnes ayant une fonction publique sont vêtues de noir, et beaucoup de gens portent le deuil. Amnoay ne met que des vêtements sombres lorsqu’elle sort. À la télé, les animateurs sont vêtus de noir, les commentateurs aussi, et chaque jour, une cérémonie officielle est organisée au Palais Royal devant l’énorme catafalque doré sous lequel repose la dépouille du Roi. Les officiels vêtus de blanc ou de noir, le nouveau Roi, les bonzes et quelques personnes autorisées assistent à la cérémonie qui est retransmise sur la plupart des chaînes de télévision. Il en sera ainsi d’octobre dernier jusqu’en octobre prochain. Je ne sais pas si après un an le deuil national a encore une quelconque signification ? Puis la crémation aura lieu sur l’immense place de Sanam Luang devant le palais Royal et le grand temple de Bangkok. Ce sera alors un grand moment de libération pour le peuple et pour l’âme du défunt.
Mercredi 8 février 2017. Surin. Aujourd’hui, matinée chinoise ! Je vais d’abord au cimetière chinois à cinq kilomètres de la maison. Ni fleurs ni couronnes, ni personne pour se recueillir sur les tombes : le désert bien entretenu, mais le désert ! Seuls les Chinois fortunés peuvent se payer le luxe de s’installer confortablement dans un de ces cimetières. Pour le « mort ordinaire », il devra se contenter d’une crémation et d’une urne pour ses cendres : il passera son éternité en vase clos ! On ne vient pas se recueillir sur la tombe, parce que « les ancêtres » ont leur petit autel dans chaque maison, et c’est là qu’on les honore de sa présence chaque jour, c’est là qu’on leur offre non pas des fleurs, mais des bâtonnets d’encens, et une petite veilleuse rouge, lampe discrète et vacillante, rappelle leur présence dans le logis, parmi les vivants. On ne quitte pas les défunts, on vit avec eux différemment, mais on les garde sous son toit ! On va au cimetière au mois d’avril, tous ensemble, les jeunes, les vieux, les parents et amis, et on fait un pique-nique géant parmi les mausolées bien nettoyés et repeints pour la circonstance. C’est jour de fête, on emmène même le dragon et la musique ! En sortant du cimetière, je me suis arrêté au temple chinois. J’aime ces temples un peu kitch ! Leur architecture n’est pas de pierre, tout est éphémère en ce monde… Mais il y a un souci artistique qui ne laisse pas indifférent. On choisit les couleurs les plus criardes, les dragons s’enroulent le long des piliers, rampent sur le faîte des toits, et tout un panthéon zoologique figure dans les fresques ou sur les rebords des murs. Dans ce bestiaire religieux, le plus respecté de tous, c’est le dragon, animal mythique bienfaisant, surtout s’il est rouge ! Si vous montrez à des Chinois une icône de Saint Georges terrassant le dragon, pour eux, le méchant ce sera le Saint ! Nous venons de terminer l’année du singe et nous entamons l’année du coq. Attention, le coq n’est pas un animal aussi bénéfique que le singe… Il faut s’attendre à une année qui pourrait être un peu difficile ! Pour les Chinois, le soleil se lève à l’est, du côté du dragon azur, et se couche à l’ouest, chez le tigre blanc. Le sud, c’est l’oiseau vermillon, le nord la tortue-serpent noire ! On voit aussi l’importance des couleurs. Pas étonnant que leurs lieux de recueillement soient si colorés ! En entrant sur le vaste parvis, j’entends comme un battement sourd venant du temple. Devant la façade ornée de fresques à la fois naïves et poétiques, des lanternes rouges se balancent mollement avec un léger souffle de vent venant du dragon azur. Par la porte ouverte, j’entends battre le cœur du temple. Je me déchausse à côté d’une vasque remplie de sable dans laquelle des bâtonnets d’encens dégagent des parfums entêtants. Près de la porte ouverte, un personnage vêtu de blanc, semble officier à une cérémonie, assis sur une chaise. Des hommes vêtus de pantalons blancs et de tuniques blanches un peu translucides descendant jusqu’aux pieds viennent à tour de rôle le saluer avec une grande déférence. Ils portent un chapeau de mandarin et une cape rouge et verte, sauf l’un d’entre eux qui a une cape orange. Les sons d’une flûte et d’un gamelan électronique viennent se joindre aux pulsations que je percevais tout à l’heure. Au fond de la salle, de lourdes pièces de tissu aux couleurs insolentes encadrent, comme un rideau de théâtre, un autel sur lequel sont déposés toutes sortes d’objets : des bols de faïence bleue et blanche, des cadres représentant peut-être Confucius ou quelques Mandarins respectés, une statue de Bouddha. Là devant, un petit autel sur lequel je distingue des objets rituels, cloches ou bols, des icônes. De chaque côté du maître de cérémonie, deux gros paniers d’osier hermétiquement fermés sont reliés entre eux par une palanche de bois rouge. L’homme habillé de blanc me salue courtoisement, et c’est, dans mon esprit, un peu comme s’il descendait de son piédestal ! Quand l’officiant d’une cérémonie, que je pense être religieuse, prend la peine de saluer le pauvre intrus que je suis, dans ce temple, ça démystifie la cérémonie. Les acteurs aux manteaux rouges viennent s’incliner devant le maître, puis ils repartent vers le petit autel qu’ils contournent, et se mettent alors à danser, faisant voler leur cape et agitant des drapeaux rouges bleus, noirs ou verts. Je ne sais pas s’ils suivent la musique ou si c’est le rythme des musiciens qui s’adapte à leurs mouvements. Ils tournoient et évoluent dans une chorégraphie compliquée, sans jamais ni se heurter ni même se gêner. À tour de rôle, chacun d’entre eux tourne comme une toupie pour finir par un salut au maître de séance. Le public s’est installé sur des chaises de chaque côté de la salle, les femmes vêtues d’un pantalon noir et d’un chemisier rose d’un côté, les hommes ayant enfilé une longue tunique blanche semblable à celle des danseurs, de l’autre. La séparation des femmes et des hommes, encore une fois ! Je ne connais pas une seule religion qui prône la mixité ! Les chrétiens, notamment au Pays Basque, placent les hommes à la tribune ou au fond de l’église, les bouddhistes, au Myanmar, interdisent aux femmes de déposer les fines feuilles d’or sur les statues de Bouddha, quant aux musulmans, c’est la ségrégation totale. Des gens m’appellent pour que je vienne dans leur coin pour avoir de meilleurs angles de prises de vues, ils ont l’air satisfait de me voir m’intéresser à leur cérémonie. Maintenant les danseurs évoluent en se croisant dans une chorégraphie encore plus compliquée. Dans ce décor de tentures rouges et dorées, sous le regard sévère d’un dragon échevelé aux multiples crocs étincelants, ce spectacle semble à la fois profane et chargé de croyances ancestrales. Je suis touché par le côté intime et exubérant de cette cérémonie. Quand je renoue mon bandana sur ma tête que je remets mes chaussures et que je remonte sur mon vélo, il me semble que je sors d’un autre monde. La rue me paraît vulgaire ! Je dois dire que quand on arrive, en plein soleil, devant un petit temple étincelant de couleurs, et que, dans la demi-pénombre d’une salle décorée comme pour un opéra ou assiste à un spectacle auquel on ne s’attendait pas, ça surprend ! C’est un moment délicieux !
Jeudi 09 février 2017. Surin. Non loin de chez nous, il y a un centre de sériciculture. La province de Surin est réputée pour la qualité de sa soie qui est de bien meilleure qualité que la soie indienne, mais aussi plus chère à l’achat. Il faut d’abord cultiver des plants de mûriers. On récolte les feuilles que l’on met sur des claies. On place alors des cocons sous les feuilles. Un petit papillon blanc, le bombyx, va en sortir et pondre une multitude de petits œufs blancs sur les feuilles. Les cocons ne sont plus utilisables, car le papillon les a troués pour sortir. Le bombyx ne vit pas à l’état sauvage, c’est un papillon d’élevage qui ne peut pas voler. Les petits œufs blancs deviennent de minuscules vers à soie qui se goinfrent de feuilles de mûrier et quand ils deviennent des chenilles longues de trois centimètres, on les place dans des tubes en grillage. Elles commencent alors à sécréter un fil très fin qu’elles entourent autour d’elles jusqu’à former un petit cocon jaune ou blanc. À l’intérieur, elles fabriquent une carapace : elles se transforment en chrysalides. On prend alors ces cocons et on les fait bouillir tout vif ! (Je vois d’ici les amis des bêtes qui vont faire une manif pour qu’on interdise la cruelle fabrication de la soie !) Quand on a trouvé le bout du fil du cocon, on l’enroule, en le sortant de l’eau sur une grosse bobine. Lorsque tout le fil a été récupéré, il reste la chrysalide qu’on met de côté, car on la fera frire pour la manger. On en trouve sur tous les marchés de Thaïlande, voisinant avec des grillons ou même des scorpions frits. On fait ensuite des tapis noués ou de superbes sarongs. Le métier à tisser traditionnel est en voie de disparition. L’ouvrière fait passer la navette de bois dans une trame en coton très fin. Elle se sert de ses pieds pour actionner des pédales en bambou. Le travail est long et fastidieux, les machines ont remplacé ces anciens métiers de bois qui ne sont plus utilisés que dans de petites entreprises familiales.
Vendredi 10 février 2017. Surin. En revenant en novembre, je n’ai pas retrouvé Laola, la petite chienne si gentille. Il y avait bien Noy, mais il était si galeux que j’ai reculé quand il s’est approché. Il perdait ses polis par plaques, il était à moitié bouffé par la gale. Je pense que la chienne est morte toute pelée et à force de se gratter. Lam et Yuthasat (la sœur et le beau-frère d’Amnoay) ne m’ont pas donné d’explication, car on ne se parle plus. (Quand on ne distribue pas les petits billets verts en revenant de France, on est méprisable). Ils ont tout de même eu honte et ils ont soigné le chien, alors depuis quelques jours j’ose à nouveau caresser ce pauvre Noy. Devant la maison, des veaux gambadent comme des chevreuils et des vaches broutent tranquillement dans la rizière asséchée. Des petits lézards, les « tjinkchok » (nommés « margouillats » en Afrique), courent parfois sur les murs du salon de la cuisine ou de la chambre. Ce sont les seuls avec les mouches, les fourmis ou les araignées qui peuvent marcher au plafond. Ce sont de petits animaux respectables, car ils se nourrissent de mouches, de moustiques et de tous les petits insectes qui dérangent ou qui piquent ! Ils poussent de petits cris étonnamment puissants pour leur taille. Chose plus rare, nous avons une petite grenouille dans la salle de bains. Je l’appelle Copée, car « grenouille », en thaï, se dit « cop ». Elle est chauve, muette certainement, car je ne l’ai jamais entendue chanter. Elle n’a ni les pieds ni les mains palmés, mais elle a des petites ventouses au bout des doigts. Elle s’est habituée à nous. Le jour, elle reste blottie sous la petite fenêtre, et le soir, elle vient se mettre sur le flexible de la douche, ou alors elle va sur le rebord du lavabo ou sur la poubelle, à l’autre bout de la salle de bains. Comme elle retrouve son chemin, une heure avant le lever du jour, je pense qu’elle a une petite montre de gousset, et je sais qu’elle a de la mémoire ! Un jour, je l’ai surprise en grande conversation avec un tjinchok, un petit copain qu’elle doit rencontrer en secret. Ils sont restés presque toute la matinée ensemble, mais je ne peux pas répéter ce qu’ils se sont dit, car leur langage n’est pas accessible au pauvre animal primaire que je suis ! L’an dernier une petite tourterelle avait fait son nid dans le lustre de la terrasse, elle va peut-être revenir vers la fin du mois.
Samedi 11 février 2017. Surin – Ubon. Je dois sortir de Thaïlande, car mon séjour autorisé d’un mois expire le quinze. Me voilà donc obligé de bouger, de sortir de la léthargie dans laquelle je me complais. Je vais à la petite gare de Lamchi, non loin de chez nous, et je prends le train de quinze heures pour Ubon, à deux cents kilomètres. Le vélo voyage dans le fourgon en compagnie de plusieurs motos et de quelques colis. Je n’ai pas voulu faire la route en vélo, car c’est une perte de temps, pendant deux cents kilomètres, et un gaspillage d’énergie ! Le paysage est d’une monotonie exaspérante. Tout est sec, poussiéreux, grillé par le soleil, et même les buffles qui doivent se contenter d’une paille desséchée restant dans les rizières et de quelques mares d’eau boueuse pour leur baignade me font pitié ! Il n’y a pas grand monde dans le train et je m’ennuie un peu, car à part quelques marchands de boissons fraîches, on ne voit guère de vendeurs. J’aurais bien mangé une cuisse de poulet grillé et un petit beignet à l’ananas ! Nous arrivons à Ubon à l’heure exacte : six heures. Arrêt sur l’image : le train s’arrête le long du quai où tout le monde est figé ! Quand le grincement des freins cesse, je perçois la musique de l’hymne national. C’est le moment sacré où, depuis des décennies, les gens se mettent au garde à vous. Pour pouvoir sortir de la gare, il faut traverser un train qui se trouve à quai. Les passagers montent dans les wagons pour ressortir de l’autre côté… C’est comme ça quand il n’y a pas de passage souterrain. Avec mon vélo, je ne peux pas faire ces acrobaties, alors je vais jusqu’au dernier wagon du train stationné, je traverse la voie et je reviens de l’autre côté. Je fais du vélo sur le quai de gare, personne ne trouve bizarre ! Je me rends à l’hôtel Kulap que je connais déjà, et j’ai une chambre bien propre, bien qu’un peu spartiate sans climatisation ni eau chaude, pour 200 bahts (5 €). Il fait 22° dans la chambre, et j’ai froid. Il n’y a pas de couvertures, alors je pense que je vais dormir avec mon maillot FDJ sur le dos. En début de soirée, je vais manger dans un petit restaurant que je connais déjà. Pas de bière, c’est « une journée du Bouddha » alors on ne vend de l’alcool nulle part, donc, on ne boit pas d’alcool. Tant pis, je prends du canard rôti, servi avec du riz et avec un petit bol de bouillon et une bouteille de Sprite. Je paye 1,25 €. En Thaïlande, la nourriture est bonne, et ce n’est pas ruineux.
Dimanche 12 février 2017. Ubon – Phiboon 45 km. Pas besoin de la climatisation : j’ai eu froid toute la nuit. J’ai dû m’enrouler dans les serviettes de toilette et mettre mon maillot cycliste et mes chaussettes. Pourtant, il faisait vingt-trois degrés dans la chambre ! Ce matin, à sept heures, quand je suis sorti pour voir ce que me réservait cette belle matinée, j’ai frissonné ! Seulement seize degrés, et un vent du nord glacial. J’ai décidé de ne partir qu’à neuf heures. C’était une sage décision, car jusqu’à ce que j’arrive à Phiboon, à onze heures trente, j’ai eu une température idéale. Par contre, le vent contraire était vivifiant, mais un peu énervant, car il me forçait à appuyer sur les pédales ! Au bout de vingt kilomètres, je me suis arrêté dans un des nombreux abris du bord de route, pour mettre un peu d’huile sur la chaîne. J’ai vu arriver un de ces parias, que je ne pourrais comparer ni à un clochard ni à un mendiant. Maigre, vêtu de noir ou de marron, une longue chevelure entortillée et collée par la crasse pendant dans son dos comme une tresse sordide. Il m’avait vu m’arrêter et il pressait le pas. Je pense qu’il était sorti du fossé, car je ne l’avais pas remarqué sur la route. Il vint s’asseoir sur le banc, du côté opposé, en silence, et il me regardait avec ce regard triste qu’ont les chiens errants qui tournent autour de moi, parfois quand je m’arrête pour manger un peu. Son visage noirâtre maculé de traînées noires luisait de crasse. Son regard n’exprimait rien, il me regardait en pensant peut-être que j’allais sortir un petit casse-croûte et lui en donner un peu. Il pouvait avoir entre vingt-cinq et trente ans. Je me rendis compte alors que ses vêtements n’étaient ni noirs ni marrons d’origine, ils étaient colorés, teints par la crasse. Des jambes maigres semblables à deux piquets de bois sortaient d’un sarong effiloché et ses pieds noirs de crasse étaient chaussés de sandales de caoutchouc qui étaient la seule chose en état sur ce curieux personnage. Il ne demandait rien, ne tendait pas la main, il me regardait mettre de l’huile sur la chaîne de mon vélo, mais il me semblait qu’il ne me voyait pas. Je me pris soudain pour Saint Ex qui s’était posé dans le désert pour réparer son avion, et je me suis dit que cet être irréel, presque mystérieux, allait soudain me dire « Dessine-moi un mouton ! ». Après tout, il peut y avoir des petits Princes crasseux, personne n’ose le dire. Je ressentais un sentiment étrange, un mélange de pitié et de curiosité. De la pitié, car je réalisais que la misère, c’est ça ; ça n’a rien à voir avec la pauvreté et c’est cette solitude dans le dénuement qui excitait ma curiosité. On trouve souvent ce genre de personnage dans les pays asiatiques. Chaque lettre de l’alphabet thaï est associée à un nom, d’ailleurs pour dire alphabet, on dit « Ko – khay » (p – poule). C’est un peu comme si chez nous on disait « A – arbre ». Et dans cet alphabet, à la lettre « S », on dit « So – roeussi », ce qui signifie « ermite ». L’ermite vagabond fait partie de la culture et « du paysage ». On lui donne quelques reliquats de repas, qu’on lui pose, au coin du chemin, sur une feuille de journal, quelques os de poulet… Personne ne parle à cet individu qui n’est pas de ce monde. Que devait penser cet être en me voyant vêtu de blanc vagabondant comme lui, mais avec une bicyclette toute propre et un petit sac à dos qui devait bien contenir quelques biscuits ? Quand il comprit que j’allais repartir, il me regarda avec dans les yeux, cette tristesse qu’expriment les chiens errants quand on ne leur donne rien. J’aurais voulu savoir, alors je lui demandais d’où il venait, où il allait… Je ne sais pas s’il répondit, je n’entendis qu’un gargouillis guttural entre le rot et le raclement de gorge. Depuis le temps que personne ne lui parle, qu’il ne parle à personne, il ne sait plus s’exprimer. Si je le compare à un chien, ce n’est pas par mépris, car j’aime bien les chiens, mais c’est parce que je ne me sentais pas en présence d’un homme. Je lui donnais suffisamment d’argent pour manger une soupe et boire de l’eau propre. Il hésitait à tendre sa main, car on ne donne pas de la main à la main, on pose à côté de lui. Il ouvrit une main si sale qu’on aurait dit la patte d’un animal. Il ne remercia pas. Et je réalisais alors qu’ici, quand on fait l’aumône à un moine, c’est le donateur qui remercie le bonze d’accepter son offrande. Cela s’appelle faire « tamboun », c’est-à-dire « faire une offrande ». Arrivé à Phiboon, je vais à l’hôtel « Phiboonkit » (chambre à 250 baths) et après avoir dévoré un riz frit au poulet, je passe l’après-midi dans ma chambre… allongé sur mon lit. Je suis fatigué, le vent contraire a eu raison de ma vitalité !
Lundi 13 février 2017. Phiboon – Chong Mek (48 km) Je ne pars qu’à 9 h 15, car l’air était trop vif ce matin, et la température ne devrait pas dépasser 30° vers midi. La route est très large, à quatre voies pour une circulation raisonnable. Après avoir parcouru dix kilomètres, je retrouve, sur le bord de la route, l’ascète de la veille. Il marche, d’un pas nonchalant, mais il a tout de même fait vingt-cinq kilomètres depuis hier. J’ai, dans mon sac, un gâteau au chocolat que je comptais manger en cas de fringale, je m’arrête et je le lui donne. Il me regarde sans avoir l’air de me reconnaître il prend le gâteau et le mange. Je reprends la route, car nous n’avons rien à nous dire, nous n’appartenons pas au même monde. Il n’a ni sac ni même une petite poche, j’en déduis qu’il n’a avec lui ni nourriture ni eau. Je me demande comment il fait ! Je trouve, sur le bord de ma route, une fabrique de nains de jardin. Il n’y a pas les petits nabots ni les petits champignons au chapeau rouge et blanc, mais on trouve des éléphants, des buffles, et toutes sortes de figurines rappelant plus ou moins des personnages de dessins animés japonais. Ils ont même fait des motos Harley avec des pneus de voitures. Je longe le lac Sirindhorn pendant une vingtaine de kilomètres sur une route qui monte et descend sans arrêt. J’ai chaud dans les montées, mais ça en vaut la peine, car je me régale dans les descentes ! J’arrive à Chong Mek, je vais au même hôtel qu’il y a deux ans. Le patron est toujours assis sur sa chaise en plastique devant la réception, la patronne n’a pas changé et la chambre est toujours la même pour le même prix (200 bahts). Le temps est immuable ! Je vais manger une soupe de nouilles au marché et il y a une tablée de cyclistes thaïs : trois hommes et deux femmes. Ce sont certainement des retraités, et ils vont au Laos, avec des sacoches sur leur bicyclette. Si les Thaïlandais commencent à faire du vélo en touristes, c’est bon signe !
Mardi 14 février 2017. Chong Mek – Paxé. (48 km) Je passe la frontière à sept heures, avant l’arrivée des cars et des minibus, ce qui fait que je suis seul. Au Laos, je trouve une route à quatre voies au revêtement parfait : il fait frais, je suis heureux. Normalement on roule à droite, sauf les motos qui arrivent face à moi, et ceux qui doublent en troisième position. C’est l’anarchie totale, mais ça va moins vite qu’en Thaïlande, alors je ne suis pas inquiet. Je passe le pont sur le Mékong en roulant sur les dalles de béton du passage pour piétons, et j’arrive dans Paxé, cette ville aux larges rues où la circulation est fluide et un peu anarchique. Je vais à « Nang Noy Guest House », comme d’habitude, mais le prix est passé de 70.000 à 80.000 kips. Le Laos devient de plus en plus cher ! Je vais manger au restaurant du coin, et en revenant, j’ai crevé la roue arrière. Cela m’occupe de démonter, réparer, mais je ne sais pas si la réparation va tenir, car il s’agit d’une rustine décollée. Le soir, je vais boire mon verre de rouge et manger ma portion de frites au Pizzaboy, puis je vais dîner au « Daolin », toujours aussi correct. Je rencontre un jeune couple de Bordeaux, et on raconte des histoires jusqu’à dix heures. Ça me fait plaisir de parler français : il y a deux mois que ça ne m’est pas arrivé !
Mercredi 15 février 2017. Paxé – Champassac. (38 km) Beau soleil, déjeuner copieux, bonne température, je suis heureux sur la route menant vers Champassac. C’est un gros village qui avait une grande importance du temps de la colonisation, quand les bateaux circulaient sur le Mékong entre l’Indochine et Luang Prabang. Il ne reste de cette faste période que de rares maisons coloniales, et une rue de villages ont les habitations traditionnelles en bois ont miraculeusement disparues. Je remarque un petit magasin vendant des pièces de tissu ou des sarongs lao au nom un peu « cucul » : « chez maman ». Comme un Européen d’une quarantaine d’années se trouve devant la boutique, je m’arrête : « Vous êtes Français ? » C’est tout juste s’il ne me répond pas « Et alors ? » Je parle un peu avec lui, je vois qu’il faut lui « tirer les vers du nez » et que je ne l’intéresse pas. Il est peut-être venu ici pour se couper du monde dans lequel il ne se sentait pas à l’aise, alors laissons-le à sa petite vie tranquille. S’il voulait carrément éviter d’avoir à causer avec ses « compatriotes », il devrait donner un autre nom à son magasin ! Je vais à la Guest House « Saythong », mais le prix est passé de 50 à 80.000 kips. Là, ils exagèrent ! Les prix du restaurant sont trop chers alors le soir, je vais manger chez la voisine, un plat de nouilles lao très traditionnel, sur une petite terrasse surplombant le Mékong, avec un couple de Français que je viens de rencontrer ! Quand je reviens à l’hôtel, à huit heures, je reste en terrasse avec un autre couple de Français qui connaissent bien les Pyrénées Atlantiques. Qui dit que je voyage seul ? Les voyages sont pleins de rencontres agréables quand on en a envie !
Jeudi 16 février 2017. Champassac - Paxé. (35 km) Je pars à sept heures et demie. Un climat printanier, un petit air frais, une route tranquille… Ce serait bien si c’était comme ça tous les jours ! Les écoliers se rendent au collège à bicyclette, tous vêtus de chemises blanches. Les filles portent un sarong bleu, elles vont en groupe et elles gloussent en me voyant et me lancent un timide « hello ! » Les garçons, eux, jacassent, mais bien que plus bruyants se montrent aussi timides. Ils craignent que je leur adresse la parole en anglais, car ils se sentiraient tout honteux de ne rien comprendre. La route a été refaite récemment, et pourtant je roule sur une bande dessinée. À chaque accident, la moto et le motocycliste sont décalqués sur le macadam à la peinture blanche… et je ne compte plus les silhouettes ainsi dessinées ! Dans un petit hameau, la route est rouge de sang sur toute sa largeur. Je suis horrifié ! Comme quelques dizaines me mètres plus loin un troupeau de petites vaches erre sur le bas côté, je suppose que c’est l’une d’entre elles qui a été victime d’un camion et qui s’est faite écrabouiller ! En arrivant à Paxé, je vais au « Nang Noy guest house », je déjeune avec des œufs frits et du pain frais tout chaud, et je pourrais continuer jusqu’à la frontière thaïlandaise s’il le fallait. L’après-midi, je reste dans ma chambre, je vais faire un petit tour à pied en ville et je regarde, par ma fenêtre, des hommes jouer à la pétanque. Ils sont vraiment adroits même quand ils pointent ou tirent avec le téléphone collé contre l’oreille. Il y a un boulodrome dans la cour d’un bâtiment administratif officiel, et les employés viennent jouer en tenue, certains avec des épaulettes sur leur chemise. Je me demande s’ils n’occupent pas des emplois fictifs !
Vendredi 17 février 2017. Paxé – Chong Mek. (48 km) Une grande théière, deux œufs frits et du pain tout chaud, avec une grande « banane du jardin » en plus, je suis prêt à affronter les cinquante kilomètres qui me séparent de la Thaïlande ! Je pars à huit heures alors qu’il fait encore un peu frais, et je roule machinalement, sans même jeter un coup d’œil au triste paysage desséché. Hier il y avait du sang plein la route après ce que j’espère être une collision entre une vache et un camion, aujourd’hui, je vois une de ces sympathiques petites vaches brunes agoniser sur le bas-côté, assistée de deux paysans qui semblent un peu désemparés. Tout le long de la route, je trouve des chèvres, des veaux qui traversent à n’importe quel moment, des vaches… Tout ce bétail gène la circulation, et vague à en quête de quelques touffes d’herbe. Les routiers font retentir leur trompe et foncent sans trop se préoccuper de ces intrus. Ils ne se rendent pas compte que pour les paysans qui sont souvent dans la pauvreté, une tête de bétail perdue les précipite dans la misère ! D’un autre côté, il va falloir que les villageois habitant au bord de la route comprennent que le monde a changé ! Il a changé trop vite parfois, ils étaient riverains d’une petite route toute bosselée où les véhicules roulaient lentement, ils se trouvent au bord d’une quatre voies où la circulation des camions thaïlandais est devenue extrêmement dangereuse. De plus, ces camionneurs qui déjà chez eux sont les « rois du macadam » se croient tout permis dans un pays où ils méprisent les autochtones. Quand j’arrive à la frontière, dégoulinant de sueur et rouge comme un petit piment, les policiers, tant du côté laotien que du côté thaï, me permettent de passer vite, avec une courtoisie que j’apprécie. Je retrouve mon petit hôtel, et même ma chambre. Je vais manger un riz frit dans un restaurant si sale que je n’ose pas trop regarder autour de moi. Ça ne fait rien, j’ai faim ! Je ne reste pas confiné dans ma chambre, contrairement à mes habitudes : je vais flâner sur le marché. Comme à tous les postes frontière, tout s’achète et tout se vend. Je trouve toutes sortes de poissons pêchés dans le grand lac voisin, de beaux légumes colorés, des fruits appétissants, et de surprenantes petites grenouilles, certaines minuscules, qui sont vendues vivantes. Les plus grosses ressemblent étrangement à des crapauds, avec des pustules sur le dos ! Ce n’est vraiment pas appétissant. Ici, on mange tout sauf la tête des grenouilles… Quand c’est bien frit et bien croustillant, ça passe ! Mais le plus surprenant, ce sont des boules de terre brune, semblables à des œufs renfermant un gros scarabée noir qui, quand on le prend dans sa main, a une force surprenante dans les pattes. Un client vient en acheter une dizaine pour cinquante bahts (1,35 €). Bien entendu, c’est pour manger, mais je ne sais pas si on prend ce genre de plat pour soigner une maladie ou parce que c’est savoureux ?
Samedi 18 février 2017. Chong Mek – Phiboon ( 47 km). Une journée presque banale, mais dans un décor un peu moins monotone que d’habitude. Je commence par jouer au toboggan, avec des petites montées et de courtes, trop courtes descentes. De temps en temps, sur ma gauche, je vois le lac étincelant au soleil où quelques îlots boisés forment de grosses taches noires. Les pêcheurs ont installé, sur de petits échafaudages de bambous, de longs leviers qui permettent de relever les filets. Ces dispositifs épars, sur l’eau, ressemblent à ces faucheux que l’on voit parfois sur les mares ! La température est celle d’une belle journée d’été où les matinées donnent encore droit à un petit air vivifiant. Je ne lambine pas trop, car je suis parti un peu tard, à huit heures, et à midi ce sera la canicule : celle qui jette les buffles dans les mares et qui fait taire les oiseaux ! Je m’arrête tout de même au bord de l’eau, sur une berge sablonneuse, pour profiter ainsi d’un décor un peu particulier. On a tiré sur la rive, des radeaux de bambous couverts d’un toit de chaume. Ce sont des petites salles de restaurant où les familles, ou des groupes d’amis aiment bien se réunir autour de la table pour manger de gros poissons gris cuits à la broche dans leur carapace de gros sel. Comme les berges ne sont pas toujours au même endroit, à cause du niveau de l’eau fluctuant selon les saisons, les Thaïs qui ont toujours de bonnes idées ont trouvé ce système ingénieux de restaurant flottant. Ce lac, Sirindhom de son vrai nom, est un réservoir artificiel. J’ai connu la région avant la construction du barrage, et c’était une région très boisée peu peuplée. Aujourd’hui, grâce à l’irrigation devenue possible, on fait deux récoltes de riz par an, et des villages sont nés, par-ci par-là. On cultive aussi le manioc, ces curieuses plantes aux longues tiges terminées par un plumet de feuilles vertes. On fait sécher les grosses racines brunes semblables à des ignames sur le bord de la route, puis on les coupe en petits morceaux blancs qui, lorsqu’ils sont secs, sont mis en sacs. Avec ce manioc, on fait le tapioca, les « perles du Japon » de nos bouillons de pot au feu, et surtout de l’éthanol, un « carburant propre » (si l’on ne regarde pas ce que coûte à la nature, la culture du manioc !). Quand j’arrive à Phiboon, à onze heures, il commence à faire chaud. Je reviens au « Phiboonkit », et je vais manger une bonne assiette de « khao pad », le riz frit au poulet. L’après-midi, je fais la sieste, je lis les journaux sur Internet, et je me surprends à avoir des idées un peu sinistres. C’est certainement dû à la fatigue, la chaleur, le manque de motivation (à force de revenir dans les mêmes endroits), la solitude, et certainement aussi au fait de lire de si tristes nouvelles d’un monde qui s’écroule à cause de l’indignité des dirigeants en qui le « petit peuple » fait confiance ! Finalement, il n’y a que sur mon vélo que je me sens bien ! Même si je suis fatigué ou que je m’ennuie, je ne déprime pas. Bah ! C’est une dépression saisonnière : ça passera !
Dimanche 19 février 2017. Phiboon – Warin ( 47 km). Je me réveille avec un moral d’acier, des mollets d’acier, et une volonté de fer. Moi qui me sentais un peu triste hier… Je sais : je suis « maniaco-dépressif » ! Rien que de savoir cela, ça m’attriste, et me voilà à nouveau déprimé ! C’est ma dernière étape cycliste, car demain, je mettrai le vélo dans le train pour rejoindre Surin. Le temps est toujours aussi clément, la route en légers dénivelés ça monte et ça descend sans demander de trop gros efforts, mais vu les difficultés que j’avais eues à l’aller pour faire le trajet, je m’attendais à ce que ça descende partout ! (à l’aller, j’avais le vent en face) A Warin, je reviens à l’hôtel « Kulap ». Je dis à la réceptionniste que ce n’est pas la peine de lui représenter mon passeport puisqu’elle a entré les données sur son ordinateur dimanche dernier. Elle revient me trouver dans ma chambre pour me dire qu’il y a un problème, mon autorisation de séjour étant dépassée. C’est exact puisqu’à l’aller, je partais au Laos pour renouveler mon visa qui n’était valable que jusqu’au 15 février. Cela montre bien que la police demande aux hôteliers non seulement de prendre l’identité des clients, mais aussi de vérifier si leur situation est régulière. On commence à faire la chasse aux étrangers en situation irrégulière : il n’y a que les « grosses entreprises » qui ont le droit de ramener des Cambodgiens par camions entiers pour les faire trimer sur des chantiers, en toute insécurité, dix heures par jour. J’ai souvent vu des femmes travailler à la construction des immeubles, durant toute la journée ou parfois toute la nuit, car certains chantiers ne s’arrêtent jamais. Elles sont entassées dans des camions qui les ramènent dans des dortoirs sordides d’où elles ne sortent jamais de peur de se faire alpaguer par la police. Tout ça pour un salaire de misère (parfois cent dollars par mois, sous prétexte qu’elles sont logées). Quand on sait cela, comment peut-on juger sévèrement une jeune prostituée qui gagne presque autant en très peu de temps avec un étranger qui, de plus, la sortira peut-être de son bar ou de son « gogo ».
Lundi 20 février 2017. Warin (Ubon) - Surin. Je ne ferai pas la route de Ubon à Surin à vélo, car ces deux cents kilomètres ne présentent aucun intérêt. Je me rends à la gare pour prendre le train de 9 h 30. J’enregistre mon vélo, mais comme il n’y a pas de fourgon de marchandises, les employés veulent le faire passer par la fenêtre du wagon. Je m’y oppose fermement. Alors, ils me soutiennent que le vélo ne peut pas passer par l’escalier. Ils n’ont jamais eu l’idée de dresser la bicyclette à la verticale : ils sont abasourdis de constater que ça fonctionne à merveille. Ils ont appris quelque chose avec « le farang » qui fait du vélo. Ça amuse aussi les passagers qui croyaient que j’allais rester coincé dans le soufflet. Le train, comme toujours, part à l’heure, car nous sommes en tête de ligne. Il prendra certainement du retard en cours de trajet. Le voyage n’est pas pénible, bien qu’il fasse chaud. Il faut trois heures quinze pour parcourir les deux cents kilomètres. Je crois qu’il va falloir penser à moderniser les voies ferrées. Je descends du train à Lamchi, juste à trois kilomètres de « chez nous », à 12 h 45. Il fait une chaleur écrasante : 37° ! Amnoay m’a préparé des côtes de porc avec des frites toutes noires ! Les Thaïs ne mangent jamais de pommes de terre frites ou bouillies, et on trouve sur les marchés, des patates douces de piètre qualité, et plus chères que chez nous. Je passe l’après-midi dans la seule pièce climatisée, et dès que je vais dans le salon, il me semble entrer dans un four !
Jeudi 23 février 2017. Surin. Les esprits mesquins ou protecteurs ! La Thaïlande est un pays où l’on peut trouver des musulmans (surtout dans le sud), des chrétiens (surtout dans le nord), mais la grande majorité des habitants sont bouddhistes. Les temples sont si nombreux qu’on en trouve parfois plusieurs dans un même quartier ou dans un même petit village. Le bouddhisme est davantage une philosophie qu’une religion. Bouddha n’est pas un Dieu, ce serait plutôt un messie, un porteur de bonne moralité et de sagesse. Il a vécu au nord de l’Inde, au V° siècle avant notre ère, à la même époque que Confucius et bien après Zoroastre… Quand, au III° siècle avant notre ère, Ashoka envoya son fils ou son frère apporter les pensées de Bouddha, en Thaïlande, l’hindouisme s’était déjà répandu dans la région. C’est pour cela qu’on trouve l’éléphant Ganesh dans de nombreux temples, des représentations de Shiva et Vishnou sur des bas-reliefs de temples khmers. L’être humain a besoin d’un panthéon menaçant ou rassurant ! Il lui faut sentir au-dessus de lui, une entité protectrice, il lui faut aussi craindre que de mauvais esprits ne viennent entraver sa bonne marche. Et là, on est plus près des anciennes croyances animistes que d’une religion quelconque. Tout être humain peut appliquer les préceptes de paix et de générosité de Bouddha, et tout le monde peut devenir bouddhiste sans renier sa religion. Alors en ce qui concerne les esprits que l’on nomme ici « Phis » (le « ph » se prononce P en thaï) chacun, quelle que soit sa croyance, a tout intérêt à les respecter. On a mis un petit autel des esprits devant chaque maison, dans la cour de chaque entreprise ou de chaque bâtiment administratif, et chaque matin, on va honorer les esprits qui logent dans ce petit « hôtel ». C’est souvent, juché sur un pilier, une sorte de temple miniature, avec de petits escaliers et des figurines que l’on a déposées en offrande. On peut voir, le matin, avant l’ouverture d’une usine, le patron et les employés se regrouper en demi-cercle devant l’autel des esprits et y déposer une bouteille de soda, une soucoupe avec du riz, ou même lors d’une grande occasion, une tête de porc laquée. C’est pour mettre les esprits dans de bonnes dispositions et pour que les affaires marchent bien ! Quand ils passent devant un autel des esprits placé au bord de la route, les automobilistes, les motocyclistes klaxonnent pour saluer les bons esprits et aussi pour ne pas que les mauvais esprits s’accrochent à leurs basques ! Personnellement, j’actionne le timbre de mon vélo, car j’ai assez de mal parfois, dès que la route s’incline, sans avoir en plus à colporter des esprits qui peuvent peut-être peser plus qu’on ne croit !
Mardi 28 février 2017. Surin. (57 km) Pour profiter de la fraîcheur matinale, je pars souvent à vélo, dès huit heures sur les petites routes de la région. Je démarre avec vingt-trois degrés et je reviens à la maison avec trente degrés, et un soleil bien vertical vers onze heures. Ce matin, je commence par la grande route à quatre voies sur laquelle je me sens en toute sécurité grâce à une large bande d'urgence. Un petit arrêt à la fabrique d’autels des esprits. Il y en a pour tous les goûts. Au bord de la route, j’ai trouvé un petit autel beaucoup moins luxueux, mais où les phis n’ont pas été oubliés, car ils ont leur bouteille de soda et un peu de riz dans une soucoupe. À la campagne, les phis sont moins exigeants ! Je passe ensuite devant une succursale automobile, un grand magasin que j’ai trouvé, à ma grande surprise au mois de novembre, à un endroit où il n’y avait absolument rien en mars 2016 ! En six ou sept mois, on construit un immeuble ou un énorme bâtiment, et on l’ouvre au public avant même que le béton soit complètement sec ! Les Thaïlandais croient que leur pays n’est pas sur une zone sismique ou volcanique. Ils feraient bien de regarder de plus près les blocs de latérite à l’aspect spongieux avec lesquels ont été édifiés les temples khmers de Phanom Rung, non loin d’ici. En Thaïlande, le jour où la terre tremble, tout s’effondre comme châteaux de cartes. Les bâtiments ne sont prévus que pour défier les lois de la pesanteur, pas plus ! Je quitte la grande route menant à Prakhon Chai pour m’engager sur une petite route tranquille. Je me sens observé, une de ces impressions que l’on a quand on côtoie quelqu’un qu’on n’a pas encore localisé. En effet, dans le fossé, à ma gauche, un moine pèlerin, avec son ombrelle et son bol à aumônes, se trouve à demi caché parmi la végétation. Il est là, tout pâle, immobile, bien sûr puisqu’il s’agit d’une statue de ciment ! Et de place en place, d’autres moines indiquent la présence d’un monastère dont je devine le toit parmi la végétation, non loin de ma route. Je fais donc un petit détour, et j’arrive devant un énorme bâtiment : le monastère Wat Chonprathan Ratchadamri. Comme tous les lieux bouddhistes, il est en pleine évolution. Les tympans n’ont pas encore été décorés. Ce n’est pas un temple proprement dit avec des toits respectant l’architecture traditionnelle, il s’agit plutôt ici d’un bâtiment scolaire. En effet, les moines que l’on voit le matin sillonner les rues ou les petits chemins de campagne pour le tak bat, c’est-à-dire pour réceptionner leur nourriture offerte par les riverains, ne sont pas des bonzes s’étant engagés pour la durée de leur existence. Ils sont au temple pour faire leurs études, et ils retrouveront la vie civile avec un diplôme en main, et ils se marieront et ils seront très heureux, et ils auront beaucoup d’enfants ! Certains monastères sont même réputés pour le sérieux de l’enseignement qui y est dispensé dans le domaine universitaire. En général, ce sont les enfants issus de familles défavorisées, comme il y en a beaucoup à la campagne, qui bénéficient ainsi de cette gratuité de l’enseignement. Cela explique pourquoi l’on trouve de jeunes bonzes jouant sur leur tablette ou leur téléphone ou écoutant les derniers « tubes » de leur chanteuse préférée. On ne peut pas trop leur en demander et la vie spartiate du « véritable » bonze ne leur conviendrait pas ! Pour les jeunes filles, je ne sais pas où elles étudient, car sauf à Ayutthaya, je n’ai jamais vu de bonzesses vêtues de blanc quémander leur nourriture le matin. Derrière le monastère se trouve l’inévitable four crématoire. J’hésite à employer ce terme, mais pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit puisque c’est ici que l’on incinère les défunts. Tout près de là, je trouve le barrage qui permet de distribuer l’eau d’irrigation dans la campagne environnante grâce à des canaux sillonnant la région. Cela permet de faire deux récoltes de riz chaque année. Quelques hérons attendent qu’une proie manifeste sa présence pour la happer en planant avec grâce et majesté au-dessus des fleurs de lotus roses. Les boutons et les fleurs de lotus sont sacrés. Bouddha est souvent représenté assis sur une fleur de lotus. Je trouve, plus loin, des champs de manioc dont les tubercules fourniront le tapioca ou l’éthanol, et des rizières d’un vert fluorescent. Durant la saison des pluies, le paysage est tout vert, comme dans ce coin où l’irrigation permet de cultiver du riz, même en ce moment. C’est tout de même plus beau que le décor brun et desséché, auquel je n’accorde même plus un petit coup d’œil ! Les vaches sont parfois faméliques, mais même lorsqu’on les met dans de gras pâturages, elles ne grossissent pas. Elles devraient donner leur secret à bien des femmes qui s’escriment à faire un régime qui ne leur fait jamais perdre leurs rondeurs ! Les Thaïs ne boivent que très rarement du lait, ils ne consomment pas de fromage, et leurs plats de viande sont du poulet, du canard ou du porc. Que font-ils donc de ces vaches qui n’ont pas de lait ? Ils ne connaissent pas le secret de ce paysan qui entrait dans l’étable avec un seau à chaque main et qui disait à sa vache pour la motiver : « Alors, qu’est-ce qu’on va nous donner aujourd’hui, du bon lait ou de la bonne viande ? »
Jeudi 2 mars 2017. Surin (28 km) Aujourd’hui, je fais du tourisme dans les environs, je prends le temps de regarder le paysage, je me promène tout doucement. Je longe un canal d’irrigation. L’eau a plutôt l’air de stagner, car il ne pleut plus depuis le mois d’octobre, et je me demande si à cet endroit, le canal a vraiment une utilité. Je ne vois aucune rizière verdoyante dans les environs. Dans la large plaine parfois inondée sous plusieurs mètres d’eau, le long du fleuve Chao Phraya, entre Bangkok et le nord du pays, les paysans font jusqu’à trois récoltes de riz par an. Ici, dans l’est du pays, ils ne font qu’une récolte d’un riz parfumé de meilleure qualité. Ce n’est pas très rentable, alors on tend à diversifier les cultures. Nous avons eu une grande surprise en fin de matinée. Nous étions dans la cuisine et Amnoay a fermé la porte extérieure. Nous avons alors entendu un cri, comme un miaulement de chat à qui on marche sur la queue. Un cri d’une puissance étonnante qui nous a fait sursauter. Amnoay rouvre la porte, pensant trouver un chat derrière : rien ! Nous jetons un coup d’œil dehors, et aucun animal ne pointe le bout de son nez. C’est alors que je remarque, plaquée au sol sur le pas de la porte, notre petite grenouille, tétanisée, incapable de bouger. Je la prends délicatement dans ma main : elle se laisse faire, ne bouge pas, mais je vois ses yeux bouger. Elle n’est pas tout à fait morte ! Nous les aimons bien nos deux petites grenouilles, et nous ne sommes pas insensibles à leurs misères, et voilà que nous venons de coincer la plus petite sous la porte. Ce qui nous touche le plus, c’est le cri qu’elle a poussé, comme un appel au secours, comme un cri de douleur et de terreur. Nous pensions qu’elle était muette, et voilà qu’elle se met à hurler comme un chat quand on lui fait mal ! J’ai refermé mes mains jointes sur son petit corps tout froid, de peur qu’elle n’ait un dernier sursaut avant de mourir, et je la sens bouger légèrement, me chatouiller la paume des mains. Je vais dans la salle de bains, puisque c’est, normalement, son domaine, j’ouvre les mains et les approche de la paroi carrelée. La petite bête se met à marcher tout lentement le long de mon avant-bras, puis elle saute sur le mur. Elle n’a pas l’air de souffrir, elle grimpe tout doucement le long de la paroi. Ce qui nous intrigue le plus, c’est cette capacité de pousser un grand cri pour nous alerter ; et comme on a tendance à attribuer aux animaux des sentiments humains, à tort bien souvent, elle est encore montée dans notre estime. Pauvre petite grenouille, quand je vais lui dire au revoir, le dernier soir, je me demande si elle ne va pas pleurer !
Vendredi 3 mars 2017. Surin Ban Koko, notre village, est vraiment sans caractère : des routes bordées de maisons hétéroclites, parfois mal entretenues, une école énorme comptant environ cinq cents élèves, mais trois superbes temples, comme on en trouve dans de nombreux villages. Les gens n’attachent pas beaucoup d’importance à l’esthétique de leur demeure, par contre, ils donnent sans compter pour la beauté de leurs temples. Alors, on restaure, on améliore, on agrandit, on repeint, bref, le temple est en constante évolution, et je trouve le résultat formidable. Bien sûr, les statues en ciment et les fresques peintes de couleurs vives peuvent paraître très kitch, mais c’est un art local qui s’exprime, et je trouve intéressant ! Un bonze, juché sur une échelle, repeint les sept têtes du serpent-dragon que l’on trouve dans tous les temples. Sept têtes… Pourquoi sept ? Comme les sept nains, les sept péchés capitaux, les sept branches du chandelier de la synagogue, les sept frères du Petit Poucet, les sept jours de la semaine… C’est ce serpent qui sauva le Bouddha de l’inondation en se lovant sous lui alors qu’il méditait, et on le retrouve souvent déployant ses sept têtes derrière la tête de Bouddha. On retrouve des queues de dragon aux extrémités des toits de tuiles jaunes vernissées des temples. Sous une tonnelle, deux gros tambours et une cloche résonnent, dès cinq heures du matin, pour appeler les novices et les bonzes qui se dispersent dans le village pour le tak bat, c’est-à-dire la quête du repas de midi, le seul autorisé chaque jour. Autour de l’entrée du temple, on trouve différentes statues d’animaux devenus mythiques comme le tigre et surtout Ganesh, le dieu à tête d’éléphant. Il est fils de Shiva, ce qui prouve la fusion qui peut exister entre l’hindouisme et le bouddhisme. L’histoire de Ganesh est assez curieuse. Un jour, sa mère lui demanda de garder la porte de sa chambre et de ne laisser pénétrer aucun importun. Shiva, qui était parti depuis bien longtemps revint à son domicile et son fils qui ne le connaissait pas, lui interdit fermement d’entrer. Shiva, ne supportant pas qu’un enfant s’oppose à sa volonté, lui trancha la tête d’un coup de sabre. Sa femme désespérée lui signala sa bévue. Shiva ordonna alors à ses serviteurs de leur ramener la tête du premier animal qu’ils trouveront sur leur passage. Et ils revinrent avec une tête d’éléphant. Ganesh est un personnage très bienveillant et sympathique. Il tient dans sa main la défense qui lui manque et avec laquelle il va écrire les veda, textes sacrés ou mythologie indienne (c’est comme on veut…). J’entre dans le temple. Une fraîcheur et une pénombre bienfaisantes incitent au repos. Par rapport à la chaleur lourde de l’extérieur, on se sent mieux. J’aurais envie de me coucher sur les tapis ! À ma droite, un amas de sacs de riz arrive presque au plafond. Ce sont les donations des fidèles qui réservent une partie de leur récolte aux bonzes. À ma gauche, à mi-voix, un bonze assis tailleur dicte un texte à un autre bonze plus âgé. Au fond de l’immense salle, c’est le rayonnement doré d’une dizaine de statues de Bouddha, scintillant dans la pénombre, et, de chaque côté, des photos d’un bonze devenu « Bouddha ». Sur la droite, un bonze pendant le tak bat, la quête de nourriture journalière porte son bol à aumônes et à côté de lui, on voit un énorme éventail de forme ovale. Cet éventail ne sert pas uniquement à ventiler, il est surtout utilisé pour l’isoler, le séparer de tout ce qui peut présenter une tentation. Au Myanmar, j’ai vu des bonzes mettre leur éventail entre eux et une jeune fille venant de monter dans le train ou dans le car. En Thaïlande, le problème ne se pose pas souvent, car ils ont un endroit réservé dans les trains et aucune femme ne peut s’asseoir à côté d’eux dans les transports en commun. Une femme ne doit même pas leur donner un objet de la main à la main, elle doit le laisser tomber dans leur main. Je sens une présence derrière moi. Je me retourne : une longue silhouette enveloppée dans sa pièce de tissu orange s’approche. Le bonze doit avoir une trentaine d’années, il porte des lunettes qui lui donnent l’air d’un professeur. Il me salue en anglais, à mi-voix, et sourit, un peu gêné de ne pas pouvoir engager la conversation. Deux jeunes filles viennent d’entrer, et elles s’avancent vers lui, les mains jointes à hauteur des yeux, dans un waï respectueux. Je monte à l’étage. Dans d’immenses pièces au parquet verni, des colonnes de bois soutiennent un plafond identique au plancher. Sur les parois, d’immenses fresques très colorées, de style plutôt naïf, relatent des épisodes de la vie de Bouddha. Quand je redescends et que je reviens dans le temple, voilà que les deux jeunes filles sont mortes, recouvertes d’un drap blanc, allongées devant le bonze qui, mains jointes, sans prêter la moindre attention à ma présence que je veux la plus discrète possible, récite d’un ton monocorde des prières dont personne ne saisit le sens. C’est glaçant et sinistre, même quand on comprend de quoi il s’agit. Il s’agit réellement d’une mort, pas celle du corps qui n’est qu’une enveloppe périssable et temporaire, mais bien de l’esprit. Si tout est éphémère, notre âme, elle, est indestructible, et elle retrouvera sa place dans un autre corps, dans un autre être vivant, et avec plus ou moins de confort suivant la vie que nous menons en ce monde. On peut ainsi être réincarné en être humain dans un milieu à l’abri de toute misère, ou dans un animal prestigieux comme le serpent ou l’éléphant, mais peut-être aussi en scolopendre ou en blatte, ce qui serait très regrettable ! Si l’on se comporte très bien et qu’on n’a commis aucune mauvaise action, qu’on n’a jamais été jaloux, qu’on n’a jamais fait de mal à personne, alors on ne sera plus réincarné : on restera dans le néant pour l’éternité, au Nirvana. Donc, pour en revenir à nos deux jeunes filles, elles tuent leur mauvais esprit, font le ménage dans leur conscience, et chassent de leurs pensées tous les phis qui les assaillent et rendent leur vie impossible. L’officiant a noué un fil autour de son poignet droit, ce fil fait le tour des deux jeunes filles allongées sous leur drap blanc et revient noué à son poignet gauche. C’est une barrière infranchissable pour des phis qui viendraient déranger la cérémonie. Et le bonze continue inlassablement ses litanies dont j’aimerais bien comprendre le sens, mais il s’agit d’une langue utilisée par les bonzes, que même les deux « cadavres » ne comprennent pas. Rien ne bouge sous les draps, je ne perçois même pas la respiration qui devrait les soulever légèrement et régulièrement. Pourtant, je sais que les deux jeunes filles vont revenir doucement, comme le petit poussin sortant de sa coquille ! Elles auront alors retrouvé une âme toute neuve, toute propre. Je suis désolé de faire une telle comparaison, mais je crois que c’est la plus juste et la plus facile à comprendre : c’est comme si l’on venait de formater le disque dur de son ordinateur ou si l’on venait de faire un « reset » ! Je sors, retrouve la pleine lumière et la chaleur tropicale. Je traverse le village jusqu’à l’autre temple. L’endroit est désert, mis à part quelques moines qui habitent ici, dans des bâtiments à demi cachés sous les arbres. Ils ont édifié un four, semblable à une termitière dans lequel ils fabriquent régulièrement du charbon de bois. À la saison des pluies, le plus ancien des deux édifices est entouré d’eau et c’est superbe, car on croirait qu’il a été construit sur un miroir. Je ne peux pas entrer, car la porte n’est pas ouverte tous les jours. Ce temple n’est fréquenté que lors de fêtes ou d’obsèques. Une peinture représente Bamcha coupant sa longue et épaisse chevelure pour éponger l’eau qui menace d’engloutir Bouddha réfugié sur un rocher. Sur le tympan du portail, une statue dorée représente un ancien moine devenu « Bouddha ». La position des mains posées sur les genoux ne laisse aucun doute : il s’agit bien d’un bonze. Devant le temple, un autre four, surmonté de sa haute cheminée est utilisé pour les crémations. La porte en est ouverte, ce qui est rare et qui me permet de prendre une photo de l’intérieur. Dans l’enceinte même de ce monastère, on a creusé un étang artificiel et construit, sur une forêt de pilotis, un nouveau temple. À l’entrée, les cendres de certaines personnes décédées récemment sont placées dans de petites niches scellées par une plaque portant la photo de la personne. Je suis ému devant le sourire de cette jeune fille de dix-huit ans et devant la photo de cette jeune dame de vingt-sept ans qui porte un T-shirt avec une inscription en anglais : « we want future ». Pour elle, le futur fut de bien courte durée !
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