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Le matin, nous allons au Psar Tuol Tong Pong, appelé aussi « marché russe ». C'est le marché aux fruits et légumes, poisson, viande ; la brocante, le vide-greniers… Celui qui revient de ce marché sans une poche en plastique à la main, c'est qu'il a un problème quelque part ! Impossible de ne pas trouver ici l'affaire du siècle, l'objet convoité, l'antiquité qui fera l'admiration du voisinage au retour. Et l'on pourra raconter : « Elle en voulait 12 000 ; je lui ai fait baisser à 3 000 ! » On ne peut faire que de bonnes affaires ici ! Nous mangeons une soupe de nouilles dans le secteur « restauration » du marché. Le contenu du bol est délicieux, mais il vaut mieux ne pas se poser de questions pour ce qui est de l'hygiène… La cuisinière est en même temps comptable, alors elle découpe les tranches de porc sur un billot sur lequel une employée lui dépose les billets tellement crasseux qu'ils en sont parfois illisibles ! Les mains grasses, elle rend la monnaie, puis se remet à l'ouvrage. Elle est si expéditive dans son travail que les mouches n'ont même pas le temps de tomber dans la soupe !
Amnoay achète de la soie, et je filme les commerçantes qui jouent leur rôle avec complaisance. Je suis loin de la France où le premier « péquenaud » qui croise mon objectif vient me demander si j'ai l'autorisation de filmer, et pour qui je filme. Ici, les gens ne savent pas encore qu'un procès gagné au nom du sacré saint « droit à l'image » peut rapporter du fric.
L'après-midi, je musarde dans les rues où il est impossible de marcher sur les trottoirs tant ils sont encombrés de motos et de voitures en stationnement et d'étalages qui débordent. Alors, on marche sur la chaussée, au risque de se faire harponner par une moto ou faucher par un touk-touk. Ce ne sont pas tant les voitures que les motos conduites par des jeunes ne maîtrisant pas leur machine qui représentent un réel danger pour les piétons. Cela n'est pas toujours rassurant, car je sens que mon intégrité physique est parfois mise en péril ! Il est de plus en plus difficile de traverser, car les moments où la chaussée est libre se font de plus en plus rares. Alors, il faut se lancer ! J'ai trouvé la solution, j'adopte la technique que j'avais éprouvée à Hanoi, au Vietnam : je traverse d'un pas régulier sans me préoccuper des véhicules, et surtout, je ne regarde pas, car la moindre hésitation peut entraîner une mésentente entre le conducteur du véhicule et moi… et alors, c'est l'accident assuré !
Les rues sont bordées de bâtiments hétéroclites. De vieilles masures coloniales que l'on devine fastueuses dans les années quarante côtoient des immeubles cossus aux balcons ornés de moulures rococo, des venelles sombres aux murs noircis d'humidité et de crasse mènent à une rue parallèle ou à une cour jonchée d'ordures et de détritus. Phnom Penh, entièrement vidée de sa population citadine « bourgeoise » par les Khmers Rouges en avril 1975, fut réoccupée dès l'arrivée des Vietnamiens par des paysans n'ayant aucun sens de la vie urbaine. On élevait des volailles et des porcs dans les rues, quand ce n'était pas dans les appartements, on jetait ses ordures dans la rue et on cultivait des légumes dans les parcs autrefois si agréablement fleuris. Les lois de la cité n'avaient plus lieu d'être : Phnom Penh, la perle de l'Asie du Sud-Est, la ville construite suivant des plans d'urbanisme français était devenue une concentration de population campagnarde. Parfois, l'asphalte fait place à la terre rouge et à la poussière, et les murs sales laissent à penser que ces endroits deviennent de véritables cloaques à la saison des pluies. Les habitants, assis tailleurs sur des tabourets ou accroupis contre les parois lépreuses des bâtiments s'exclament ou rient sans arrêt. On pourrait se croire à Mexico ou à Cuba : on est à Phnom Penh…
Nous allons au marché central Psar Thmei. C'est un peu le cœur de la ville, cette coupole art déco 1930 de couleur crème à la vanille un peu passée… Vêtements, copies de CD, bijoux, légumes, fruits, poisson et viande… On peut presque tout trouver, de nos jours, à Psar Thmei, mais attention, la concurrence est là : dans un immeuble de plusieurs étages surmonté lui aussi d'une coupole couleur acier, le centre commercial Lucky Market a ouvert ses portes. Escalators en cascade, terrasse panoramique, restaurants « fast food »… tout y est ! Les jeunes s'agglutinent dans les magasins vendant des appareils photos numériques. Les boutiques de luxe vendent chemises et parfums de marque, et la clientèle est là ! Le Cambodge explose : il est passé de rien ou presque à la surabondance en quelques mois. Les Phnomphennois découvrent la société de consommation. Ont-ils les moyens d'assouvir leurs désirs ? Dans la rue, la misère côtoie la pauvreté, et ce petit peuple s'écarte pour laisser le passage à une grosse Mercédes ou à une Toyota d'où descendent de belles dames, les jambes tremblantes sur leurs talons trop hauts. Des mutilés de guerre ou des hommes blessés par des mines sournoisement enterrées dans les rizières se traînent lamentablement sur le trottoir ou essayent de me vendre des copies de livres ou des cartes postales que je possède déjà. Je ne peux pas aider ces gens-là, je ne peux rien pour eux, même pas leur donner le petit billet qu'ils réclament, alors je passe devant eux en feignant de ne pas les voir, de ne pas les entendre… et à chaque fois, j'ai la désagréable impression de perdre un peu de ma dignité. Je ne me sens pas toujours à l’aise dans les rues de Phnom Penh !
Quand le soleil décline, je pars à l'aventure dans la rue crasseuse, poussiéreuse et boueuse du marché Psar Kandal. Ici, c'est la Cour des miracles, c'est le petit monde qui se retrouve autour des marchandises étalées à même la terre, sur le sol poussiéreux d'une rue qui n'a certainement jamais connu l'asphalte. Des poissons sont découpés sur des billots crasseux et sanguinolents par des femmes accroupies dans la boue noire et les déchets. Elles prennent et rendent les billets les mains pleines de sang et d'écailles argentées. Je comprends pourquoi certains billets sont parfois si sales qu'ils en sont illisibles ! L'odeur est celle de la pourriture, de la merde tiède et du poisson pourri. On est entre le port de pêche et le cimetière ! Les chalands se bousculent et je me demande comment personne ne piétine les marchandises étalées sur une serviette à même le sol. Un poisson-chat se débat dans la poussière ocre. Personne ne l'écrase, personne ne s'apitoie devant cette vaine tentative d'évasion ; la marchande le rince dans un fond de bassine d'eau noire, et le remet dans la cuvette où ses copains essayent de recouvrer leur liberté en rampant lamentablement sur le fond en aluminium gluant. Un cochon rose gît, ridicule, couché sur le dos, les pattes ligaturées solidement. Il a trop crié, il n'a presque plus la force de rechercher son souffle. Il sera déjà à demi asphyxié quand la lame acérée du couteau mettra fin à ses souffrances. La seule chose qui est claire, dans ce décor de misère, c'est le rire des femmes, leur visage qui s'éclaire au moindre de mes gestes. J'ai un côté comique, je le sais. En Chine, la rue éclate de rire à mon passage, en Thaïlande, on me considère avec des sourires pleins de dents, et ici, c'est encore mieux ! On se serre pour voir, sur le petit écran de contrôle de ma caméra la séquence que je viens de filmer, on se prête au jeu en posant ou en minaudant devant l'objectif. Je suis intégré dans le décor, dans le cloaque du marché, je suis des leurs ou presque…
Le soir, je prends ma bière à la terrasse du « rendez-vous » en regardant passer la noria des motos. Trois, quatre et même cinq par moto : on se promène en famille, tout lentement en faisant de son mieux pour ne pas heurter ceux qui roulent à contresens. J'ai du mal à croire que c'est le soir de Noël, rien ne me le rappelle, pas le moindre sapin, pas le moindre flocon de neige… et j'ai le front un peu moite. Tant mieux ! « Noël au balcon, Pâques aux tisons », je suis sûr que le dicton sera juste, car à Pâques, je serai en France !
le spectacle de Noël.