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Le Cambodge
Il fait bien frais à sept heures quand nous chargeons nos sacs dans la barque pour traverser jusqu'à Don Kon. Avant le départ, les propriétaires du Bounhome nous attachent une cordelette blanche au poignet en demandant aux instances supérieures de nous protéger et de nous faire revenir souvent à Don Det. Je pense que leur vœu se réalisera, car je reviendrai très certainement dans ce havre de paix ! À Don Kon, pas de songtaew comme je l'avais prévu. Le chauffeur m'avait pourtant promis qu'il serait là ! Peu importe nous prenons une moto taxi chacun. Ce n'est pas très commode, avec mon gros sac sur le dos ! Une jeune Américaine nous accompagne. Elle voyage seule et n'a pas l'air de se laisser démoraliser par les avatars du voyage. Sur la vaste plage de sable fin où j'avais médité sur le côté éphémère du temps, il y a deux jours, nous prenons une « hang yao », cette barque de bois typique. Nous descendons le Mékong parmi les branches d'arbustes émergeant de quelques centimètres. La barque ralentit, nous approchons d'un banc de sable sur lequel un toit de palmes posé sur quatre piquets abrite deux militaires chargés de surveiller la frontière. L'ensemble se découpe en ombres chinoises sur le bleu du ciel. C'est surréaliste, ces gardiens du bout du monde, quelque part sur une langue de sable jaune ! Sur notre droite, un dauphin de l'Irrawady montre sa nageoire caudale, puis il dépasse à nouveau pour ne plus reparaître… C'est comme s'il faisait son numéro pour que les trois touristes que nous sommes ne soient pas trop déçus ! Nous arrivons à la frontière laotienne, un petit groupe de maisons perchées sur le sommet de la berge escarpée. Si je n'avais déjà vu le Mékong en crue à la saison des pluies, j'aurais du mal à croire que les eaux du fleuve peuvent atteindre les pilotis de ces habitations perchées si haut !
Nous grimpons un escalier de béton et arrivons dans une petite rue bordée d'une dizaine de boutiques proposant toutes les mêmes marchandises que personne n'achète ! Il faut donner un dollar au policier laotien pour pouvoir continuer. C'est le pourboire obligatoire qui va directement chez le marchand de bière du coin. Allons donc, c'est dimanche : que le personnel s'amuse ! Deux jeunes Français rencontrés dans le songtaew entre Champassak et Don Det se joignent à nous. Nous prenons une nouvelle « hang yao » pour traverser : nouveau poste frontière, cambodgien cette fois. Il faut grimper par un escalier de terre sommairement creusé dans la berge abrupte pour atteindre le petit bâtiment surmonté du drapeau rouge et bleu orné d'une représentation du grand temple d'Angkor. Heureusement qu'il ne pleut pas car ce serait l'endroit rêvé pour faire une descente de quinze mètres avec ou sans luge ! Les douaniers, ou les policiers, on ne sait trop à qui l'on a affaire, sont un peu plus gourmands que de l'autre côté : ils demandent trois dollars à chacun d'entre nous. Ils pourraient nous laisser croire que cette somme est un droit de passage obligatoire et légal, mais ils m'expliquent en toute « honnêteté » que cette somme est destinée à arrondir leur fin de mois, car ils ne sont pas très bien payés. Après plusieurs minutes de négociations, nous réussissons à ne payer qu'un dollar. Nous montons à cinq dans un de ces petits hors-bord thaïlandais qui surfent à plus de soixante kilomètres-heure sur l'eau. C'est épouvantable : le bruit est celui d'une formule 1, et l'on a la désagréable sensation de ricocher sur les remous du Mékong. Je consulte mon GPS : nous faisons des pointes à soixante-deux kilomètres-heure ! Un tronc d'arbre effleurant la surface de l'eau nous pulvériserait. Le pilote, un tout jeune homme, connaît bien le parcours. Il amorce de larges courbes et fait un slalom géant entre les branches dépassant à la surface. C'est grisant ! Un petit point noir apparaît à l'horizon, auréolé du caractéristique halo d'embruns blancs. C'est un hors-bord comme le nôtre. Il approche à une telle vitesse que je n'ai même pas le temps de prendre ma caméra. Il amorce une large courbe et nous nous dirigeons droit sur lui pour le croiser à quelques mètres derrière son moteur, le plus près possible pour que les vagues de son sillage ne soient pas trop hautes. Notre embarcation cogne sur l'eau deux fois en suivant, c'est comme deux coups de pieds aux fesses, mais elle reste plaquée à la surface. Elle aurait pu s'envoler… c'est peut-être pour le prochain coup ! Le Mékong devient aussi large qu'un lac parsemé de flotteurs de filets. Nous nous faufilons à vitesse maximale parmi les barques de pêcheurs, le régime moteur baisse subitement, puis nous glissons en silence vers la berge. Nous avons l'impression de pénétrer dans un autre monde, feutré et serein. Nous débarquons à Stung Treng. Il est midi, la chaleur nous assomme : nous nous réfugions dans un restaurant pour manger du riz frit. Nous retrouvons Dominique et Caroline, un couple de Canadiens rencontrés à Don Det. Le voyage, c'est aussi cela : on passe, on se rencontre, on part, on se retrouve… et l'on finit par faire un bout de route ensemble ! Caroline est malade : fièvre et problèmes digestifs, alors ils attendent depuis hier de pouvoir former un groupe avec d'autres passagers, pour affréter un taxi jusqu'à Kratié. Hé bien nous voilà, nous sommes cinq, six avec le chauffeur, et c'est un bon nombre pour voyager dans une Toyota Camry. Nous réussissons à faire passer le prix du voyage de quarante à trente-cinq dollars, et l'on part après avoir bien tassé les sacs dans le coffre de la voiture. À la sortie de la ville, le chauffeur s'arrête pour prendre une jeune fille que nous n'accueillons pas à bras ouverts : nous n'en voulons pas tout simplement ! Le chauffeur veut l'installer entre la portière et lui. Conduire deviendrait alors quelque peu dangereux. Nous refusons. La pauvre fille s'accroche à la portière avec l'air déterminé de ceux qui s'agrippent à une bouée de sauvetage ! Elle ne veut pas lâcher. Il faut dire que quand je suis descendu et que je l'ai prise par les épaules pour la faire reculer et fermer la porte, elle n'a pu que marmonner quelques insultes et ravaler sa hargne !
La route est dans un état indescriptible. Ce ne sont même pas des ornières qui nous secouent comme des pruniers, mais des résidus de bitume alternant avec des cailloux épars, des buttes de terre, des pierres de la taille de boules de pétanque. Par endroits, de rares engins préparent une route étonnamment large… Ce sera peut-être en même temps une piste pour des avions ? Alors là, tout est défoncé, creusé de fondrières… C'est le chemin des dames ! Caroline souffre son martyre sans rien dire. Par moments, la voiture semble vouloir se disloquer. Après cent cinquante kilomètres et quatre heures et demie de route, encore une fois, nous arrivons au terme de notre étape. En plus, le chauffeur nous mène directement à Oudom Hôtel, un beau bâtiment neuf aux grandes chambres confortables juste au bord de l'eau ! Nous allons manger dans l'un des restaurants du bord du Mékong, un bon lok lak. Nous sommes fatigués par cette étape un peu aventureuse, alors à dix-neuf heures, nous nous couchons.
La chambre est si confortable, dans ce petit hôtel coquet sur la rive est du Mékong que nous décidons de prolonger notre séjour d'une journée. Il n'y a pourtant rien à faire ici. Le petit marché est crasseux et peu achalandé, les minuscules échoppes bordant la rue vendent toutes les mêmes objets importés du Vietnam ou de Thaïlande, mais les habitants sont accueillants, souriants, et je me sens bien ici, assis sur un banc devant l'hôtel, à regarder circuler les motos et les bicyclettes. Il n'est pas rare de voir passer une moto, avec, sur le siège arrière, une femme tenant son enfant serré contre elle, et le flacon de perfusion au bout de son bras tendu, ou accroché à l'extrémité d'un bambou. C'est un retour de l'hôpital, l'enfant sera aussi bien soigné à la maison !
Le soir, avec Dominique, on mange un délicieux « lok lak » ( bœuf coupé en cubes ), arrosé d'une bouteille de Bordeaux 1992. Le vin est bon, mais je ne suis pas sûr que l'étiquette corresponde au nectar. C'est si facile de faire des étiquettes avec un ordinateur ! Mais qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse !