La nouvelle doyenne de notre département est
Marie-louise, « la mamie de
Boast » ! C’est une
personne étonnante pour qui les gens qui ont quatre-vingt-dix ans sont
des jeunes ! ( Ils
pourraient être ses enfants ! ) Elle a eu 107 ans le 21 août dernier, et
elle a gardé son sens de l’humour, une philosophie qui lui permet de
prendre les pires malheurs ( et Dieu sait si elle en a eu dans sa vie ),
avec résignation. Elle n’est pas concernée par la sénilité : elle a la
chance de garder intacte une mémoire qui lui permet de nous faire
revivre ses moments de joie et de peines passés. Elle se souvient, le
jour de la déclaration de guerre de 1914, des cloches qui sonnaient dans
son petit village de Peyrelongue-Abos, de l’inquiétude des villageois et
de la détresse de son père qui reviendra les poumons brûlés par les gaz
de combat, et de son oncle qui ne reviendra pas ! Son père ne survivra
pas longtemps à ses blessures, sa mère le suivra quelque temps plus
tard, en lui laissant la responsabilité de s’occuper de ses trois
frères. Elle a eu la chance de pouvoir se marier avec la personne que
son cœur avait choisie : un artisan maçon de
Boast. Il conduisait
une automobile, une Renault ; cela permettait en quelque sorte de
s’évader, d’oublier la voiture tirée par un cheval souvent récalcitrant.
En 1933, ils se marient et elle quitte
Abos pour
s’installer dans une grande bâtisse : « la
maison Terrade ».
Ce moment de sa vie comptera parmi les souvenirs les plus heureux ! Un
vrai bonheur d’être accueillie parmi les cinq frères et les trois sœurs
d’une nouvelle famille. En 1936, elle donna naissance à son premier
enfant, une fille ! Parmi la naissance de ses huit enfants, elle a eu la
surprise ( l’échographie n’existait pas ) de donner naissance à deux
jumeaux. « On allait chercher la sage-femme dans le village voisin, et
on n’y allait qu’au dernier moment, il n’y avait pas tous les soins
médicaux qu’on a la chance de connaître de nos jours ! » Pendant la
Seconde Guerre mondiale, elle eut la peur de sa vie le jour où des
soldats allemands investirent la maison à la recherche de résistants,
visitèrent les pièces à l’étage, la grange, et repartirent en la saluant
presque courtoisement.
Pour elle, les plus importants changements apportés par le progrès,
c’est l’eau courante et l’électricité. L’hiver quand elle faisait sa
lessive avec de la cendre, dans une eau glaciale, et qu’il fallait
rincer le linge au Laas,
le petit ruisseau en contrebas où l’on descendait avec le tombereau tiré
par les bœufs, c’était une souffrance proche de la torture, les mains
gelées, les bras et le dos rompus… Mais c’était son travail, elle le
faisait sans rechigner, comme toutes les ménagères de l’époque. « Ce
n’était pas plus dur pour moi que pour les autres, c’était notre vie, on
n’avait pas connu autre chose » dit-elle avec un sourire qui illumine
ses yeux gris, ce regard qui a gardé toute sa jeunesse. Alors, son mari
lui avait installé un lavoir dans la cour ; c’était presque le confort !
Il y a de cela quatre-vingts ans, elle devint la sonneuse de cloches du
village, allant tous les midis à l’église distante de trois cents mètres
pour sonner en récitant le rosaire. Cela lui faisait tirer environ
cinquante fois sur la corde. Sans s’en douter, elle devenait la voix,
l’âme de notre village. Quand elle raconte de vieux souvenirs, elle
ajoute souvent : « Mon Dieu, il me semble que c’était hier ! Que la vie
passe vite ! Nous sommes vraiment peu de
choses ! » Et parmi
ces souvenirs, elle aime bien raconter ses débuts à bicyclette. Elle se
voit encore prendre de la vitesse dans le chemin de l’église, impossible
de freiner son élan, pour arrêter sa course folle, elle avait le choix
entre le mur et le talus : elle avait choisi le mur. Ce n’était pas un
bon choix, elle revint à la maison le nez en sang, se promettant de ne
plus jamais remonter sur une de ces indomptables machines.
En 1989, son mari la précède, « là-haut ». Il est parti pendant la nuit,
subitement, sans avertir, comme pour ne déranger personne… L’hiver
dernier, à 106 ans, elle s’est fracturé le fémur. Durant son séjour à
l’hôpital, elle a décidé de se remettre debout, de revenir à la maison,
de continuer à vivre sans se soumettre au destin… Aujourd’hui, elle se
déplace tantôt avec son déambulateur, tantôt avec deux cannes, mais elle
retrouve son autonomie. Dans sa vie, elle a toujours lutté, alors une
fois de plus elle veut gagner ! Mais quel est son secret pour mener une
si longue existence ? Elle ne sait pas, peut-être que c’est la soupe
qu’elle mange de bon
appétit tous les soirs ? Si nous lui
disons que c’est une chance de vivre aussi longtemps, elle met un bémol
à notre enthousiasme. Bien sûr, dans la vie il y a des événements
merveilleux, des joies, de grands bonheurs, mais « mon Dieu, que de
tristesses ! » Marie Louise a vu partir les uns après les autres tous
ses êtres chers, tous ses parents, ses amis, ses voisins, tous les gens
de son âge ! » C’est une rescapée ! Ces deux dernières années, elle a
perdu deux de ses fils. Sa détresse est immense, sa douleur irréparable,
mais elle surmonte son chagrin, fait en sorte de ne pas imposer son
épreuve à son entourage, mais c’est certainement le plus difficile de
tous les combats qu’elle a menés jusqu’à ce jour. Il lui reste six
enfants, vingt petits enfants et seize arrière-petits-enfants. Elle peut
citer leurs noms et donner leur date de naissance en ne se trompant que
très rarement.
Quand elle parle de la mort, Marie-Louise n’est pas triste, elle n’a pas
peur, elle sait que « tout le monde y a droit », mais elle voudrait
partir comme Pierre, son mari, tout doucement, une nuit, s’endormir et
dormir trop longtemps. En attendant, elle lit le journal, souvent sans
les lunettes, sous la pendule plus ancienne qu’elle qui ronronne à son
oreille, comme une vieille complice. Le balancier de cuivre, c’est le
cœur de la maison, c’est son cœur qui bat calmement ; et quand
la pendule
retarde un peu, elle saisit sa canne, et sans se lever de sa chaise,
elle remet à sa place la grande aiguille qui aurait tendance à traîner,
de temps en temps ! Parfois, elle dit qu’elle n’est plus bonne à rien
qu’elle pourrait partir, car elle est prête. De toute sa vie, elle n’a
rien à se reprocher : sa conscience la laisse en paix ! « Moi, je vous
ai montré le chemin, vous n’avez qu’à le suivre ! » Et elle ajoute avec
malice : « C’est plus facile pour vous, car maintenant, les chemins sont
en meilleur état ! »
Si l’on vous dit un jour : « Tu ne vas
pas rester là 107 ans ? »
répondez tout
simplement : « Et pourquoi pas ? »
Alain M. |